La douce odeur des pommes

Nouvelles,
Memor, Bruxelles, 2003.

Histoires courtes, humaines, elles parlent au coeur sur des tons de plume variés, utilisant la saccade et la musique, le trouble et le secret. Elles se déroulent à Paris, à Bruxelles, à Liège ou à Toulouse, dans un train ou sur une route de campagne, au coeur d’une ville ou d’un village perdu.

Ces peintures intimes et réalistes de Frank Andriat nous racontent entres autres un homme en quête de son identité intérieure, un professeur à quelques heures de la retraite, un guitariste trompé, une femme frivole, une jeune fille vivant dans le mensonge…

Cette après-midi-là, vous épluchiez des pommes.   C’était l’hiver : seize heures à peine et l’obscurité déjà enveloppait votre silhouette svelte.   Une longue chevelure de sable se déroulait en ondes ombrées le long de votre corps.   Vous étiez légèrement penchée, les mains en avant, au-dessus d’une bassine rouge où tombaient, en d’infimes sursauts, les tranches des pommes découpées pendant que, sur une feuille de journal, croissait un bidonville d’épluchures.   Dans votre paume droite, un petit couteau qui s’acharnait rapidement sur la chair souple et juteuse.   Vos yeux suivaient chacun de vos mouvements et, bien que vous me tourniez presque le dos, vous m’écoutiez, avec une attention qui rarement m’avait été offerte.

J’étais assis au coin de la table, content, bercé par la tranquillité qui émanait de vous, légèrement engourdi par la douce chaleur de nos phrases, par l’atmosphère tendue vers l’obscur, par la luminosité sournoise et subtile du jour déclinant.   Nous parlions de vos enfants, de vos deux filles, de votre fils et moi qui ne les connaissais que de l’extérieur, à vous entendre les décrire, j’apprenais qui ils étaient vraiment : une planète, une galaxie, un univers.   Ah, combien, vous aviez pour chacun d’eux des mots qui les installaient définitivement dans une incomparable lumière !

Votre corps à peine courbé, les lignes fines de votre visage, la pudeur de votre regard lorsque vous vous tourniez vers moi, la saveur de vos phrases aussi, cette façon de les orner de simplicité, de retenue, de tendresse, la souplesse de vos gestes pour saisir une pomme dans le cageot, pour la tenir ensuite entre vos doigts avant de commencer à la déshabiller, à la tailler en morceaux, la régularité insistante de vos coups de couteau, la pièce transformée en zones d’ombres et de lumières, quoi d’autre encore, je ne sais pas, mais ce dont je suis sûr aujourd’hui, bien des années plus tard, c’est que cette après-midi-là, il régnait, auprès de vous, de la beauté et du bonheur.

Ce fut un de ces instants que l’on n’oublie pas, une lueur câline qui demeure à tout jamais dans la mémoire, comme le premier baiser ou bien le jour où l’on s’installe enfin chez soi, seul, sans les parents et leur vie si différente de celle qu’on voudrait mener, une occasion d’émerveillement tranquille, un moment de paix où l’on éprouve la certitude que la vie, ce n’est pas rien puisque, soudain, l’on prend conscience de son immensité aimante.

La douce odeur des pommes,   pp. 145-146

© Éditions Memor, 2003.

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