Pont désert

Desclée De Brouwer, Paris, 2010.

Si par hasard, sur le pont des arts…

Gorcy, bourgade française frontalière, voisine de Musson, est le point de départ du nouveau roman de Frank Andriat, Pont désert, tout fraîchement publié aux éditions Desclée de Brouwer à Paris.

Gaumais d’adoption et Gaumais adopté, Frank Andriat a choisi un héros originaire de Gorcy pour illustrer le propos de son nouveau roman, Pont désert. Comme le titre le laisse deviner, l’histoire se déroule sur un pont, plus précisément le Pont des Arts, un des ponts qui enjambe la Seine au cœur de Paris. C’est là que Julien de Gorcy, célibataire de quarante ans, fait le bilan de sa vie. Fils d’un père absent et d’une mère dépressive, Julien a fui sa petite ville à vingt ans, croyant que la Ville lumière allait lui apporter réussite et bonheur.

Vingt ans de galère plus tard, Julien se sent las. Il a abandonné ses racines lorraines pour l’excitation parisienne. Assis sur le Pont des Arts, il rêve d’une vie meilleure en imaginant le succès des «Illustres» qui se réunissent sous la Coupole toute proche. Ses souvenirs remontent. Julien revoit son village. Il revit ses promenades dans le marais de la Cussignière…

Sa méditation le conduit au plus profond de lui-même jusqu’à ce qu’une douce voix le renvoie à ce qu’il a de meilleur en lui. Elle le remplit de l’espérance attendue pendant plus de vingt ans et lui permet de prendre conscience de l’essentiel : ce n’est pas à l’extérieur de soi mais en soi que l’on découvre le bonheur.

Ce roman délicat, tout en tendresse, renvoie vers le meilleur de soi-même. Il est ancré dans une région où la douceur des collines se marie au bonheur de vivre dans la campagne gaumaise. C’est un roman parisien aussi, vu d’un banc où la vie coule avec émoi au rythme de la Seine.

George V,Passe-Partout, 10 février 2010.

Ce matin de mai, sur le pont des Arts, lorsque tu es arrivé, j’ai cru à un moment de sursis. J’ai ressenti dans tous mes pores que tu t’intéressais à moi, que je comptais pour toi : comme je n’ai rien à offrir à personne, ton intérêt ne pouvait être que gratuit. Ma solitude a fondu et j’ai eu envie de pleurer. C’était trop dingue, bon sang ! Me sentir vivre dans le regard de l’autre, ça faisait des mois que je n’avais plus éprouvé ça. Pendant quelques instants, je me suis laissé faire, un peu comme si je m’offrais au soleil qui m’inondait de sa chaleur printanière. Mais je me suis repris : comme le soleil, l’amour, ça donne des coups. Tu fais confiance, tu t’abandonnes et au moment où tu ronronnes, on te botte le cul. L’expérience de ma vie, la voilà : dès qu’il est question de tendresse, la violence montre son pif. Et paf ! La douceur, tu te la prends en pleine poire, sauce ketchup en prime. L’amour finit toujours par se transformer en bombe à neutrons.

J’ai vécu ça mille fois. Avec ma mère, à l’école, avec les filles. Même avec les potes. Mon père a fait exception à la règle. Celui-là. Il m’a toujours aimé de tellement loin que je n’ai jamais pu ressentir son amour. Ça avait l’avantage d’être plus facile. C’est peut-être à cause de lui que j’ai commencé à me réfugier dans des cartes postales : il m’en envoyait parfois, des lieux lointains où il vaquait à des occupations obscures pour moi, y notait imperturbablement la même formule : «Affectueusement. Papa.» Sans davantage d’explications. Petit, j’aurais tant voulu savoir pourquoi il n’était jamais là, pourquoi, même s’il écrivait le contraire sur des bouts de carton illustré, il n’était jamais affectueux.

Ma mère pleurait. Tout haut et toute seule, elle tentait de comprendre pourquoi elle avait choisi d’aimer cet homme-là. Je n’avais rien à lui répondre quand, parfois, désespérée sans doute, elle me posait la question à moi. J’étais trop petit à l’époque, innocent. «Tu l’aimes parce qu’il est mon papa.» avais-je lancé un jour et ça l’avait fait pleurer à gros bouillons. Adolescent, quand elle m’interrogeait encore sur le sujet, je me suis montré plus direct : «Parce que t’es conne.» Et elle avait pleuré aussi.

Je n’ai jamais eu l’art de rendre les gens heureux autour de moi. Ni d’être heureux avec eux. Le bonheur s’apprend par imprégnation et je n’ai pas été imprégné de beaucoup de beauté durant mon enfance. Ni après. La vie te largue et tu largues la vie. Quand on ne reçoit pas de cadeau, on n’a pas envie d’en faire. Des formules. J’en collectionne des centaines dans ma tête. À force de parler tout seul. Je cherche des solutions dans les mots puisque je n’en trouve pas dans mon quotidien. «Affectueusement. Papa.» Peut-être qu’il croyait me donner de l’affection en écrivant ça. Chacun s’en tire finalement comme il peut.
extrait de Pont désert, pp.16-18, © Éditions Desclée de Brouwer, 2010.

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