«Waouh, M’dame! Ce bouquin, il est vachement géant!»
Au moins le type qui l’a écrit, y comprend ce qu’on vit tous les jours à l’école et y parle comme nous, lui au moins… Il en a fait d’autres, des bouquins écrits dans not’langue ? Et puis, ça m’plairait d’causer un coup avec lui pour savoir comment il fait ses bouquins. Ben ouais, faut vous rendre compte M’dame, c’est le premier gros livre avec plein de pages que j’ai su lire jusqu’à la fin, et même que je me suis vachement marré en le lisant! Si vous voulez, j’vous l’prête, c’est bien pour les profs aussi, ce bouquin !»
Je n’avais jamais vu Fabien aussi emballé par un roman, lui qui rouspète dès qu’il faut lire cinq lignes ! Cela m’a fort intriguée: qui est cet écrivain qui parvient à donne le goût de lire aux ados les plus récalcitrants dès qu’il est question de romans sans images ? Quel est son secret ? Il fallait absolument que je sache. Aussi ai-je décidé d’envoyer à Frank Andriat, l’auteur de La remplaçante, ce bouquin «vachement géant», les questions que se posaient les élèves. Très gentiment, il a accepté d’y répondre…
«Bonjour, je m’appelle Frank Andriat. Je suis né à Ixelles le 30 mars 1958. Je suis écrivain… et professeur ! Je vis depuis toujours à Schaerbeek où j’ai fait mes études primaires et secondaires. La commune faite de différences me plaît, parce qu’elle est riche de diversités à l’image de la société muticulturelle dans laquelle il nous est donné de vivre.»
— Enseignez-vous aussi à Schaerbeek ?
— Oui, j’enseigne le français à l’Athénée communal Fernand Blum de Schaerbeek. J’ai à la fois des élèves du secondaire inférieur et du secondaire supérieur, des Belges et des immigrés.
— Ce métier d’enseignant est-il une vocation, une passion ou le faites-vous uniquement pour gagner votre vie ?
— Si je travaillais uniquement pour gagner ma vie, j’aurais le sentiment de la perdre. Mon travail de prof est une passion vécue au quotidien avec mes élèves, avec leurs enthousiasmes et leurs colères. Le métier d’enseignant est un métier d’équilibriste : chaque heure de cours est une création, un défi à relever pour apporter plus d’humanité dans une société qui y accorde malheureusement trop peu d’importance.
— Quel genre d’élève étiez-vous, adolescent ? Aimiez-vous l’école ?
— J’étais plutôt un bon élève. L’école ne me passionnait pas en tant que telle, mais certains cours, certains professeurs excitaient mon enthousiasme : le français, évidemment, mais aussi la biologie, l’espagnol et les maths. J’aimais l’école pour les contacts humains qui s’y créaient, pour la vie qui en transpirait. Finalement, c’est à l’école que les jeunes font l’apprentissage de la vie en société.
— Et votre premier livre, à quel âge, l’avez-vous écrit ?
— J’étais encore élève à l’athénée Fernand Blum. J’avais dix-sept ans. Un petit recueil de poèmes intituléOiseaux de sang pour lequel j’ai eu la chance et l’honneur d’obtenir un prix de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises.
— Comment naissent vos histoires ? D’où vient votre inspiration ?
— Mes histoires naissent de l’observation du quotidien. Je me laisse traverser par les diverses expériences que j’ai l’occasion de vivre et, parfois, l’une d’elles se cristallise et se transforme lentement à l’intérieur de moi jusqu’au moment où elle en ressort sous la forme d’un livre. Ainsi, mon rejet du racisme a donné le Journal de Jamila et Mes copains m’appellent Flash, (…) mon envie qu’un dialogue s’installe entre profs et élèves a fait naître La remplaçante. J’invente donc des histoires au départ de sensations bien réelles, d’expériences de vie.
— Dans La remplaçante, on a pourtant l’impression d’avoir déjà rencontré les personnages dans la vie réelle…
— La remplaçante est une fiction. Ni Raphaël, ni Madame Grivet, ni Mademoiselle Laurent n’existent dans la réalité. Ce sont des “types” de personnages. J’ai inventé une histoire à partir d’une atmosphère d’école qui, elle, est réelle parce qu’en tant que prof, j’en suis imprégné. Je n’ai personnellement jamais vécu les expériences que Raphaël, le personnage de La remplaçante, vit dans mon roman. Ni, en tant qu’élève, ni, en tant que prof. Ce livre est en quelque sorte le résumé d’un ressenti au quotidien, le produit de dix-sept années d’enseignement.
— Quand, où, comment, à quel rythme écrivez-vous ?
— Lorsque mon métier d’enseignant m’en laisse le temps ! Heureusement, il y a les vacances et il m’est arrivé de prendre des années de pause-carrière pour écrire. Je travaille en général dans une pièce calme, parfois en ville, le plus souvent à la campagne et si, au départ, je travaillais un peu tous les jours, maintenant, je préfère m’offrir de longues plages de temps où je ne fais que cela, pour ne pas perdre la petite musique intérieure qui habite tout texte, pour ne pas me laisser distraire.
— Lorsque vous avez terminé un manuscrit, demandez-vous à d’autres personnes de le lire avant de l’envoyer à un éditeur ?
— Ça dépend du texte que j’ai écrit. Souvent, je laisse reposer le manuscrit quelques mois avant de le redécouvrir moi-même et, ensuite, je demande à des proches de me donner leur avis sur ce que j’ai écrit. Pourquoi ? Parce que ça me permet d’avoir l’opinion de personnes qui ont plus de distance que moi par rapport à mon livre. Et c’est important : trop proche de son texte, on peut être un très mauvais “juge”.
— En tant qu’écrivain, avez-vous déjà eu de grosses déceptions ?
— Pas vraiment. Tout bêtement parce que je ne m’attends pas à avoir de grands bonheurs. J’écris, ça me fait plaisir et si je peux communiquer ce plaisir à d’autres, tant mieux ! Si un éditeur refuse un de mes manuscrits, je le présente à un autre : du moment qu’on est patient et persévérant, les choses coulent, même si ce n’est pas toujours de source…
— Jean-Jacques Goldman, il change la vie (ed. Bernard Gilson, 1992), Petit Alphabet de la démocratie (Ed. Memor, 1996), Frères, libres et égaux (Ed. Memor, 1997) sont des ouvrages que vous avez écrits avec vos élèves. Comment réalise-t-on un livre avec des élèves ?
— Tout d’abord en leur faisant confiance. Les jeunes ne sont pas idiots. Ils sont pleins d’enthousiasme, ont beaucoup à dire. J’écoute ce qu’ils proposent, ce qui les intéresse; chaque groupe est différent, mais, dans chacun, il y a souvent un fil conducteur. Nous démarrons là-dessus. Un projet commun est revigorant : quand l’un se décourage, l’autre le redresse. Écrire un livre à plusieurs apprend la fraternité : ceux qui abandonnent risquent de faire échouer le projet et, une fois que tous en prennent conscience, tous se serrent les coudes pour arriver au bout.
— Qu’est-ce que vous appréciez le plus et qu’est-ce qui vous dérange le plus chez les adolescents d’aujourd’hui ?
— Nos adolescents ne vivent pas une époque facile. On leur montre tout ce dont ils pourraient jouir facilement, on les matraque avec des publicités de rêve et, au nom de la compétitivité, on envoie leurs parents au chômage. Ce que j’aime chez eux, c’est leur sens de la justice, des valeurs humaines alors qu’on dirait que les adultes, du moins ceux qui nous gouvernent, n’ont plus que le sens des valeurs économiques ! C’est dur pour les ados parce qu’ils ne sont pas dupes. Souvent ils me disent qu’ils sont déçus de n’entendre parler que d’argent. Ce qui me dérange chez eux, c’est que certains considèrent que tout leur est acquis sans lever le petit doigt, mais cette attitude me paraît plus être le fruit de notre société réductrice qu’un défaut typique des jeunes. Nous devons leur apprendre à être responsables.
— Et si vous deviez choisir : enseignant ou écrivain ?
— Les deux. J’ai écrit des livres pour les adolescents parce que je suis prof, parce que j’ai au quotidien des contacts avec les jeunes. Je vous l’ai dit : j’aime mon métier de prof. J’aime également écrire. Certains romans demandent de la solitude, du silence, du recul : quand j’en éprouve le besoin, je prends congé pendant un an et, lorsque je reviens à l’école, j’en suis d’autant plus enthousiaste!
Merci beaucoup à Frank Andriat d’avoir répondu à nos questions!
Bénédicte MASSINON, ID, 1 novembre 1997.