Sensuel Frank Andriat
Frank Andriat, 32 ans. Prix Sander Pierron pour Hirondelles.
Deviens le soleil, la terre et l’oiseau,
un roman qui fait sentir la profondeur des choses
Alors que l’actualité le replace sur l’avant-scène de la littérature belge, Frank Andriat, à qui l’Académie Royale de Langue et de Littérature vient de décerner le prix Sander Pierron pour son livre Hirondelles, nous revient avec un court roman dont la beauté n’a d’égale que la sensibilité. On connaissait déjà le Journal de Jamila, un journal écrit par une jeune immigrée (le livre est malheureusement épuisé) et Hirondelles, un recueil de nouvelles poétiques et enjôleuses, pour ne citer que deux de ses œuvres en prose les plus diffusées. Mais d’Andriat, il y a aussi des recueils de poésie, des romans fantastiques ou policiers et des études critiques. Voici aujourd’hui Deviens le soleil, la terre et l’oiseau, un livre destiné à occuper une belle place dans l’ensemble fort varié de la production de cet auteur bruxellois. Le titre un peu mystérieux décline à lui seul tout un programme.
CONTEMPLATION
De quoi s’agit-il ? Une jeune femme, Marie, et le narrateur prennent le train pour passer trois jours à la campagne où ils vont se promener, manger et dormir avant de retourner à Paris. Trois jours, juste une parenthèse de sérénité et de paix au milieu d’une vie qui n’est rythmée que par l’urgence, trois jours de contemplation quasiment mystique, d’ouverture au monde au moment où, précisément, les deux comparses semblent s’en retirer. Et de fait, une opposition se dessine entre ces deux types de vie, celle de la campagne et celle de la ville, ou, mieux, une complémentarité, car le ressourcement auquel ils s’adonnent n’est pas un oubli de la réalité, mais une prise de conscience radicale de sa profondeur.
VOIR ET SAVOIR
En effet, le séjour en Ardennes est l’occasion idéale pour apprendre à voir, quand le plus souvent on ne cherche qu’à savoir. Ainsi, à l’opposé d’une de ces philosophies qui s’expriment en apophtegmes incisifs et brutaux, il y a l’odeur d’un sous-bois après la pluie, la molle succion d’une terre spongieuse où le pied s’enfonce, les variations infinies d’un sourire ou le charme d’un point de beauté sur un visage. On verra que Marie (la sainte éponyme n’est-elle pas l’emblème de celle qui reçoit et accueille, se fait le creusement d’une vie radicalement autre ?) incarne les deux facettes. Ces trois jours campagnards suspendent le temps des horloges : «Je songe à ce temps que nous gardons précieusement dans nos montres, à l’illusion du temps que nous entretenons sans cesse pour avoir une raison de refuser notre immortalité. Si nous cessions de croire au temps, aurions-nous encore peur de mourir?» Et à ce temps-là, se substitue une autre, rythmé par d’autres cadences, comme le battement d’un cœur ou l’alternance du jour et de la nuit.
SENSUALITÉ
Plus que tout, il faut admirer cette écriture qui parvient à appliquer secrètement les principes qu’elle prône —et en tête de ceux-ci, la simplicité—, pour faire sentir la profondeur des choses. La compagne et la campagne sur lesquelles le narrateur porte son regard par exemple sont revisitées avec les yeux de l’étonnement lui-même, des yeux qui n’effleurent pas, mais pénètrent sans violer. L’écriture d’Andriat est celle de la sensualité qui ouvre au monde. On comprend, en tout cas, que l’auteur déclare chercher à écrire quelque chose qui soit comme de la sensation pure, qui parvienne plus à faire sentir qu’à dire. Le plus étonnant en fin de compte est qu’à lire ce petit livre, on a l’impression de vivre réellement l’expérience profonde de Marie et du narrateur. Pendant une heure au moins, on est emporté dans la sérénité qui l’habite comme si l’acte de la lecture mimait le mouvement intérieur du livre.
Denis GENNART, La Libre Belgique,21 mars 1991.