Des ponts de mots contre les murailles de silences
Très cher Frank,
J’ai une proposition à te faire dans le cas où tu souhaites entamer une reconversion professionnelle. Il y a un métier qui te conviendrait très bien. Celui d’ingénieur. Oui, oui, je dis bien ingénieur. Pas dans le génie civil, certainement pas dans le génie militaire, aucun risque… Non, dans le génie humaniste. Tu aurais une spécialité dans ce domaine : la construction de ponts. En fait, c’est ce que tu fais dans tes ouvrages, tu construis des ponts, avec comme matériaux des mots et des émotions.
Ponts entre adolescents et adultes dans tes nombreux romans dédiés aux jeunes, ponts entre l’ambition de la jeunesse et une sagesse acquise avec l’âge dans Le bonheur est une valise légère, ponts entre les mentalités très différentes dans Je t’enverrai des fleurs de Damas, ponts entre notre société et la population afghane pour comprendre les raisons qui poussent des amoureux de leur terre à changer de territoire dans Rose afghane.
C’est un point commun que l’on trouve dans tes romans, avec tes mots, tu cherches à comprendre les gens dans leurs diversités et tu cherches à développer des ponts qui unissent des mentalités différentes, qui osent la différence pour lutter contre les préjugés et contre les clivages.
C’est important qu’il y ait des humanistes comme Frank Andriat pour construire des ponts. Car nous ne rendons peut-être pas compte que les ponts se raréfient, s’érodent, s’abîment. Et nous ne nous rendons peut-être pas compte que certains s’ingénient à les détruire. Oui, parce que nous ne nous rendons parfois pas compte que, à l’opposé des génies humanistes comme Frank, il y a les génies de la déshumanisation. Nous vivons une époque où l’on préfère construire des murailles plutôt que des ponts. Nous nous emprisonnons dans des algorithmes qui nous donnent une fausse sensation de bien-être, qui nous donnent l’impression que seules existent ou valent la peine des personnes qui pensent comme nous, qui développent chez nous des peurs irrationnelles à l’égard des personnes qui ne pensent pas comme nous, qui ne sont pas dans notre cercle. À l’heure actuelle, nous préférons un leader qui aboie très fort plutôt que des responsables qui raisonnent, qui cherchent à comprendre, qui analysent et qui n’excluent personne, nous préférons un leader qui fait vibrer nos peurs, qui utilise les braises de nos sentiments d’insécurité pour attiser notre haine. Et quand nous nous mettons au diapason de notre haine et de nos peurs, nous devenons de la plasticine à laquelle on donne n’importe quelle forme, on fait ce qu’on veut de nous. Nous ne nous rendons pas compte qu’en détruisant progressivement les ponts qui relient les différences, nous nous cloîtrons dans nos peurs et nous ouvrons toute grande la porte aux généraux, nous ne nous rendons pas compte que bientôt la fureur de l’autoritarisme et de la dictature nappera de silence notre petit univers confortable.
Car ces clivages nous mènent à l’heure actuelle vers la dictature. Elle nous pend au nez. Notre manque de vigilance, l’influence d’outils de manipulation de masse sophistiqués comme les réseaux sociaux nous y mènent. Et sans ces ponts indispensables pour l’humanité, nous nous retrouverons dans les dictatures telles que celles des généraux dans l’Argentine des années 70, où les mots et les émotions se cachaient, on l’on utilisait les silences comme paravents pour éviter les drames.
La dictature tue la parole, elle étouffe les mots, ou du moins elle les remplace par des mots décolorés, dénaturés à force d’être trop contrôlés. Les dictateurs provoquent un silence bavard. On parle à profusion des sujets qui ne fâcheront pas, qui ne nous révéleront pas, qui ne nous trahiront pas.
Je cite : « Il s’étourdissait dans leurs bavardages qui glissaient sans jamais s’y attarder sur les ombres sanglantes de la dictature et sur la chape de plomb qui écrasait le pays. Puisqu’on ne parlait précisément de rien, il était permis de causer de tout. »
On ne parle pas ou peu à celui qu’on ne connaît pas, on se méfie, on utilise que des mots conventionnels. Comme l’écrit Frank, « les bavardes emballent leurs mots dans leur foulard quand s’approche quelqu’un dont on se méfie ».
Le silence est pluriel dans le roman, c’est aussi un écho vide et le silence douloureux des disparus. Comme l’indique Frank, « C’était cela, l’Argentine de Videla : les amis qui, soudain, ne donnent plus signe de vie, les amis dont on perd la trace à tout jamais et qui se transforment en silence contrit et rageur. »
Il y a aussi le silence qui efface, le silence du fugitif qui, par peur d’être retrouvé, balaie les traces de pas qu’il laisse derrière lui. Les traces qu’il efface, c’est sa vie d’avant. En les balayant, c’est une partie de lui-même qu’il annule, qu’il jette dans le silence de l’oubli.
Frank n’aime pas ces silences-là. Ses nombreux livres en sont une preuve. Il ne craint pas de dire la douleur et de dire le malheur. Il n’a pas peur d’aborder les sujets qui fâchent. Mais il y ajoute la magie de son sourire ravageur que l’on sent continuellement derrière ses mots. Il vaporise l’odeur trop forte du malheur avec son parfum d’optimisme. Il fait son travail d’ingénieur spécialisé dans le génie humaniste : il prend sa remorque remplie de mots et d’émotions et il construit des ponts. Il veut un pont qui fasse circuler la parole pour détruire la muraille des silences. Il n’a pas peur de casser les murs. Comme Jean-Jacques Goldman, il veut franchir tous ces murs à coup de livre. Dans Les silences de Buenos Aires, il construit un pont qui relie des époques, des mentalités, des continents, il y fait rouler notamment un ballon, un peu logique, d’ailleurs quand on parle de l’Argentine. Il y fait voyager une phrase : « Tranquila, che, tranquillita », une phrase qui sert de couverture à des drames, une phrase qui unit des destinées, une phrase qui fait mal aux souvenirs, mais une phrase qui deviendra une scansion, le refrain d’un chant sacré, une formule magique qui permettra de ressusciter un instant l’être perdu afin de récupérer des forces dans les moments ténèbres. Je reste très énigmatique et je passe volontairement sous silence l’histoire à proprement parler du livre car je souhaite de tout cœur que vous puissiez comme moi, passer un formidable moment de plaisir en découvrant l’histoire des Silences de Buenos Aires.
Christian Bobin a écrit : « C’est pour ça qu’on écrit. Ce ne peut être que pour ça, et quand c’est pour autre chose, c’est sans intérêt : pour aller les uns vers les autres. » Ton nouveau livre, Frank, comme d’ailleurs tous les autres que tu as écrits respecte en tout point l’affirmation de cet auteur que tu apprécies tant.
Éric Billion
Présentation des Silences de Buenos Aires (Éditions F.Deville) à la Bilbiothèque de Virton, le 26 novembre 2024.