DIALOGUES DES MORTS
Frank Andriat prouve une fois de plus que l’étiquette, d’ailleurs assez contestable en soi d’auteur «pour la jeunesse» est aussi très réductrice de la veine féconde et multiple de cet écrivain et enseignant bruxellois. Avec Aurore barbare, il signe un roman d’une force peu commune et de portée universelle à plus d’un égard.
Le récit s’ouvre sur une scène digne des pinceaux de Jérôme Bosch. Elle se situe dans un pays jamais nommé, mais qui évoque à l’évidence une dictature sud-américaine. D’un charnier où plus de deux cents corps s’enchevêtrent monte la voix du narrateur mêlée à celles de tous ces cadavres imbriqués qui commentent, chacun selon son caractère, l’inconfort de la situation ou l’aubaine de certains rapprochements inespérés de leur vivant.
Pourtant, l’heure n’est pas à la plaisanterie : à l’aube de ce jour-là, des soldats ont envahi et incendié le village perdu dans la montagne, ont torturé, violé et massacré ses habitants dans des conditions abominables avant de les jeter pêle-mêle dans cette fosse commune où l’on se compte pour déterminer s’il peut y avoir des survivants. Il y en a en effet. Deux garçons, une jeune fille et son petit frère (un bébé qui mourra au cours de leur marche) et, d’autre part, un jeune garçon qui a pu fuir en solitaire. Leur objectif commun : s’éloigner le plus possible des lieux du massacre, gagner une ville, mais aussi témoigner des faits et tenter d’identifier les exécutants et leur chef. Leur double odyssée et ses multiples péripéties dureront une dizaine d’années avant qu’ils ne se rejoignent. Et pour que l’on en vienne à les croire et à dépêcher des soldats dans cette région reculée et oubliée de tous, pour enterrer dignement les cadavres qui, pendant ce temps, ont poursuivi leurs conversations. Avec, à la clé, une circonstance révélatrice de la noirceur et du manque d’états d’âme des régimes militaires.
Ce qui fait notamment l’attrait de ce roman, c’est que, tout en décrivant et dénonçant avec un réalisme effarant l’atrocité des exactions liées à ces régimes, il ne se départ jamais ni de cette tendresse ni de cet humour familier (dont témoignent entre autres les bavardages du charnier) qui donnent à l’horreur sa vraie dimension d’inhumanité et la soustraient aux ritournelles souvent trop convenues et routinières du discours abstrait.
Ghislain COTTON, © Le Vif/L’Express, 3 octobre 2008.