Rides de papier

Nouvelles,
Labor, Espace Nord Zone J, Bruxelles, 2002.

— C’est peut-être ça que tu cherches ?

Une main parcheminée apparaît tenant au bout d’un doigt le revolver par le pontet. Je contourne le fauteuil : Rides de papier y est assis, un de mes havanes à la bouche.  Il me fixe, narquois.

 Ça boume , mec ? Prends place, voyons.

Du cigare dont la cendre s’écoule mollement, il me désigne le fauteuil en face de lui.

— Fais comme chez toi !

Suit un ricanement qui me glace les sangs. (…)

 Sers-toi un raide, t’as l’air d’en avoir rudement besoin.

Sa voix est sèche, vulgaire, presque parodique. Je me verse un Porto, lui montre la bouteille.

— Non, pas pour moi.  L’humidité me fait gonfler.

Après leurs polars réédités chez Fleuve noir en 1998, voici rassemblées neuf nouvelles fantastiques écrites par Andriat et Mythic à la fin des années septante, à une époque où l’un et l’autre se lançaient en littérature.

L’aventure et le suspense sont au rendez-vous : vous découvrirez comment un vieux dieu malade se nourrit de l’imagination des vivants, comment un homme récupère sa main coupée sur un champ de foire, pourquoi il vaut mieux ne pas inviter la mort lorsqu’on désire se suicider, pourquoi un écrivain a tout intérêt à ne pas tuer ses personnages, vous frissonnerez souvent… à moins que, soudain, vous n’ayez vraiment froid !

A TOUCH OF CLASS

 Devant le miroir.  Tout de noir, presque immaculé et hiératique.  Si ce n’est la position de guingois de mon noeud papillon que je m’empresse de rectifier avec douceur et précision.  Un coup d’oeil pour déterminer si je suis vraiment impeccable : d’une chiquenaude, je chasse le dernier grain de poussière qui insulte la netteté de mon smoking.

Coiffure gominée, artificielle, qui s’accorde parfaitement avec ma moustache, trait sombre et dur qui tombe en balafre de chaque côté de mes lèvres serrées.  Un peu hautaines.  Mouvement de la main droite : je cueille un fin cigarillo flamand  parfumé de réglisse, je l’allume, pivote sur moi-même et écoute le silence : le salon-bibliothèque baigne dans une tendre obscurité.

On frappe doucement à la porte.  Cardijn, mon vieux domestique dont les années n’ont pas atténué la raideur, entre.

— Monsieur n’a plus besoin de moi ?

— Non, Cardijn, prenez votre soirée.

— Bien Monsieur; il y a justement un excellent film à la télévision.

— Non, non !  Il ne faut pas rester ici, c’est un jour un peu spécial.

— Spécial ?

— Oui, presque un jour de fête.  N’essayez pas de comprendre.

Je sors de ma veste un portefeuille noir,  cueille un, deux…, prends tous les billets qu’il contient et les tends à Cardijn.

— Prenez !  Invitez le reste du personnel à dîner en ville.

Pour la première fois depuis tant d’années, je devine de la stupeur au fond de ses yeux.  Je perçois enfin un sentiment humain sur son visage imperturbable.  Il se retire. Ébahi.

À nouveau seul dans le silence. Tout est en ordre; c’est bien.  Je vais brancher le tourne-disques et y place un Klaus Schulze qui convient parfaitement à mon état d’esprit.  Lentement l’atmosphère se remplit des ondes mouvantes du disque. Sur la table, au milieu de la pièce, une nappe blanche brodée est ornée d’une lourde tarte au fromage, de petits massepains blancs, d’une belle coupe pleine d’un cocktail de fruits exotiques et, au centre, imposant, un seau à champagne chaperonnant un couple de flûtes.

Avec beaucoup de prestance, avec noblesse, je me laisse glisser dans mon large fauteuil de cuir fauve, tends mes pieds bottés (la seule note personnelle dans mon déguisement) sur la moquette si bien entretenue par Annemaude, une jeune servante des environs de Diest.

La porte claque au rez-de-chaussée: ils viennent de partir.  Maintenant, je peux m’occuper de moi-même. Sur mon bureau, un étui où repose un pistolet : chargeur, six balles, une dans le canon.

Un grattement dans le couloir.  Je me raidis.  Un nouveau bruit contre la porte; trois petits coups secs.

— Entrez !

Le battant de chêne pivote, frou-frou de velours noir : une silhouette fine, coiffée d’un ravissant chapeau à voilette. Attitude distinguée et très discrète.

— Vous permettez ?

Je me lève rapidement.

— Je vous en prie.

Elle pénètre dans mon univers feutré et sombre, dégrafe son écharpe de soie, enlève sa veste, retire de sa chevelure luxuriante une longue épingle à chapeau terminée par un rubis sang, relève la voilette, ôte le chapeau et me le tend dans un geste délié de sa main gantée. Je le dépose sur une petite table.

Silencieuse, imposante, elle avance dans le cercle restreint de lumière et, enfin, je découvre son visage : douce pâleur qui met en évidence ses deux yeux émeraude et ses larges pommettes.  L’air plein de grandeur, vaguement slave, peut-être oriental.  Dans ma contemplation, j’ai oublié de lui présenter un fauteuil; je m’exécute immédiatement.

Elle s’assied et c’est à peine si le cuir frémit.  Elle m’observe.  Très peu de gestes. Son chemisier sévère est terminé par une broche sertie de brillants; sous sa blouse, je … voyons , nous ne sommes pas en tête à tête pour cela!  La preuve, son silence, son regard que n’atténue aucun battement de cils.

— Je vous sais gré d’avoir accepté mon invitation.

Un sourire sur une rangée de perles.

— Je viens toujours.

— Êtes-vous pressée?

— J’ai libéré toute ma soirée.

— Rien que pour moi ? lui dis-je particulièrement ravi.

— Oui.

— …et les autres ?

Nonchalance de la main.

— Oh, ils peuvent attendre.  La plupart d’entre eux ne sont pas pressés.

— J’espère que cela ne vous occasionnera aucun ennui, car sinon…

— Non , j’arrange mon travail comme je l’entends. Et puis, pour une fois, je ne dois pas oeuvrer dans des lieux de misère comme c’est souvent le cas.  Je désire également profiter de cette occasion.

— Bien sûr, bien sûr… Champagne ?

— Avec plaisir.

Je me rends dans la pièce attenante où je retire une bouteille et un bac à glaçons d’un frigo camouflé dans le mur.  Quand je reviens, elle est debout, à côté de mon bureau, à déchiffrer la tête inclinée, les titres dorés sur le dos des livres dans la bibliothèque murale.

— Vous avez de bien sérieuses lectures.

— Ne croyez pas cela ! Mes goûts me portent vers le roman policier et les récits fantastiques; ces livres-là, je ne les ai jamais lus, je les ai achetés au mètre pour la beauté des reliures.

Elle se rassied.  Éclat de la bouteille de champagne; la vie frémissante coule dans les flûtes.

— À la vôtre.

— À la vôtre.

Je découpe la tarte, lui présente un morceau qu’elle accepte avec un doux sourire.  Nous buvons, nous mangeons dans un silence partagé.  Elle s’essuie enfin  les commissures des lèvres avec la serviette de lin fin prise dans un anneau d’argent.  Elle croise les jambes, repousse d’un index fuselé une mèche alanguie sur son front.

— Permettez-moi, dit-elle, une indiscrétion toute féminine.  Pourquoi ?

Je prends une large inspiration, réponds avec un ample mouvement du bras :

— À la fois tout et vraiment rien.

— L’ennui ?

— Peut-être, mais je pense que c’est plus subtil. J’aurai bientôt cinquante ans, ma fortune croît mathématiquement chaque année, ma femme vieillit mal, mes deux fils sont des incapables, ma maîtresse est ruineuse, je perds plus souvent qu’à mon tour au tennis et je commence à avoir des crises de rhumatisme quand je fais du yachting.  J’ai perdu le goût de rire, on me respecte, on me craint même, mais personne n’éprouve plus pour moi un sentiment autre que superficiel.

J’ai dit cela sur un ton simple, celui du constat.  Pas de tragique, pas de misère.  Parler à quelqu’un qui vous écoute, parler à quelqu’un que vous savez d’une intelligence suffisante pour ne pas vous juger sévèrement, voire ne pas vous juger du tout, cela me manque depuis longtemps.

— Mais je cause, je cause … Vous désirez encore du champagne ?

— Avec joie.

Je vais chercher une autre bouteille, tout troublé par ma visiteuse compréhensive.  Au fond de moi, j’imagine les formes dissimulées sous son chemisier, le dessin délicat de ses pieds sertis de bottes de fine peau.  Pensées pour le moins bizarres dans l’esprit d’un homme au bord du néant. Je reviens dans le salon-bibliothèque; elle regarde avec attention une série d’eaux-fortes de Gaston Bogaert.

— Elles sont jolies, n’est-ce pas ?

Elle se retourne vers moi en souriant.

— Si l’une d’entre elles vous plaît particulièrement, je me ferai un plaisir de vous l’offrir.

— J’aime beaucoup celle-ci, lance-t-elle en me désignant celle intitulée La Maison de la Reinette.

— C’est la meilleure, vous savez choisir.

— Je possède une très belle collection de gravures et de peintures dans mon hôtel particulier.

Je pousserais volontiers l’insolence jusqu’à lui demander si elle m’autorise à venir les voir.  Elle pivote, s’approche de la table, grignote quelques tranches de massepain.  Un mouvement inattentif; sa main effleure la mienne.  Je ressens à travers le corps un trouble si étrange, si neuf ou plutôt si éloigné dans mes souvenirs. Je le croyais oublié à jamais. Pendant un bon moment, je reste à la fixer.  Elle soutient mon regard, puis baisse les paupières; une légère rougeur vient animer ses joues pâles.

Je n’ai pas dévisagé quelqu’un comme cela depuis le jour où, adolescent, j’ai observé une vague cousine autrement que comme une personne de mon lien.  À mon tour, je détourne les yeux, promène le regard à travers la pièce jusqu’au moment où il s’arrête brusquement en croisant l’oeil noir du pistolet.  Soudain, un frisson, un tressaillement.  Douze coups pleurent lentement dans la nuit; elle lève les yeux vers l’horloge.

— Il va falloir que j’y aille.  Demain, c’est samedi, et les week-ends sont devenus rudes; il me faut lutter bec et ongles contre certains médecins de première force qui tentent de me ravir ma manne.

— Encore un verre, un dernier en vitesse ! dis-je fébrilement.

Je n’attends pas sa réponse, me glisse dans l’autre pièce et saisis une bouteille de champagne dans le frigo.  Pendant un instant, je demeure indécis : j’appuie le front contre le mur, ferme les yeux.  Un flot insoutenable d’images défile.  Je soulève les paupières pour le tarir, pour lui échapper.  Il me semble qu’il me faudra plus que du courage pour accomplir l’acte; je devrai être fin saoul.

Je reviens.  Elle se tient droite dans son fauteuil.  Je remplis sa coupe rapidement, maladroitement, comme pour m’excuser de la mettre un peu en retard.  Je vais m’asseoir dans le fauteuil derrière le bureau, saisis le pistolet d’une main pâteuse.  Très moite.  Son contact glacé me fait tressaillir.

Elle, attentive.  Les yeux fixés sur moi, le verre à la main.  Comme pour me porter un dernier toast.  Je repose le pistolet; un léger dépit se lit sur ses traits.  Je me lève, avance vers la bibliothèque, en enfonce une moulure: un coffre se dessine derrière une rangée de livres.  Je l’ouvre, en extrais un écrin, fais glisser le couvercle : une rivière de perles scintille dans l’atmosphère tamisée de la pièce.  Je la lui tends.

— Une sorte de cadeau. pour vous souvenir, pour vous remercier de cette si charmante soirée.

Mon esprit commence à se choquer violemment du geste que je m’apprête à accomplir.  Une certaine répulsion, même, mais il ne faut absolument pas que la raison atteigne mon cerveau embrumé comme un matin de printemps.  Je m’assieds, reprends le pistolet; elle, immobile.  Rien dans son attitude ne peut faire penser à une bête de proie.  Elle est dans mon univers, elle est chez moi.  Parmi mes livres, entre mes disques.  Dans la rue, des bruits, la vie, la nuit et ses plaisirs… et demain, une aurore que je ne verrai pas.  Il faut en finir.  La vie, l’amour je… non, je n’entends plus rien, je me mens, je le sais, j’ai perdu le courage.  Elle, elle, si belle, si désirable, si solitaire.  Je ne peux pas la décevoir.  Adieu, adieu, je n’ai jamais tant désiré vivre !

D’un geste nerveux, j’appuie le pistolet contre ma tempe, mon doigt se crispe sur la gâchette, je ferme les yeux.  L’univers s’est éteint.

«Clic !»

Je transpire, je respire.  Les battements de mon coeur mettent des heures à atteindre ma raison. J’ai peur d’ouvrir les yeux, horriblement peur de voir sur les traits de ma visiteuse une profonde marque de déception. Lentement, mes paupières se soulèvent: la lumière tamisée, douce, me fait l’effet d’un éclair.

Elle.  Tout simplement assise, souriante, gentille, très féminine.

Je veux m’excuser, lui expliquer, lui dire que mon pistolet était bien chargé, lui prouver que je n’ai pas voulu la tromper, lui…

Elle tend vers moi un poing fermé.

— Moi aussi, j’ai voulu vous offrir un cadeau pour cette si charmante soirée.

De sa main, sept grains de métal s’égouttent, chutent lourdement dans l’assiette en porcelaine. Entre les tranches de massepain abandonnées, sept grains de poudre, de cuivre et de mort.

Nous éclatons de rire en même temps.

***

 Rides de papier, © Labor, 2002.

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