ÉCOUTER LES VIBRATIONS DU MONDE ET ÉCRIRE
Source d’équilibre et de profondeur, l’écriture procure à Frank Andriat des instants de silence et de contemplation nécessaires à son bonheur. A entendre parler cet écrivain belge, ses textes sont des portraits du quotidien, fruits d’un tremblement de la vie. Rencontre avec un homme allègre, jovial, que la mauvaise humeur ne semble jamais gagner.
— Pourriez-vous vous présenter en quelques mots ?
— Je suis né en 1958, j’enseigne le français dans un lycée de la région bruxelloise depuis 1980 et j’écris depuis trente ans. Essentiellement, des romans et des nouvelles qui, pour la plupart, ont été édités en Belgique. Plusieurs de mes textes s’adressent aux adolescents. Mes deux derniers romans pour ados ont été publiés chez Grasset-Jeunesse, dans la collection Lampe de poche : Depuis ta mort en 2004 et Mon pire ami en 2006.
— Quels ont été vos premiers pas en littérature de jeunesse ? D’après vous, naît-on ou devient-on auteur de jeunesse ?
— J’ai été considéré comme un auteur de jeunesse à partir de la publication du Journal de Jamila en 1986. Ce livre est né de ma révolte contre le racisme et j’ai imaginé d’écrire le journal d’une jeune Marocaine déchirée entre une société qui la rejette et sa famille qui comprend mal ses envies de liberté. Dans sa première édition, le texte n’est pas sorti dans une collection jeunesse, mais il est rapidement devenu un succès dans les écoles et, en 2000, les éditions Labor l’ont réédité dans leur collection pour ados. Je ne suis donc pas né auteur de jeunesse et je n’écris pas que pour les jeunes. Je suis cependant profondément heureux d’avoir appris à écrire pour eux, d’être devenu un auteur qu’ils jugent digne de confiance et dans les mots de qui ils se reconnaissent. On peut avoir une prédisposition à écrire pour la jeunesse, mais on ne devient auteur de jeunesse qu’à force d’écoute et de travail.
— Vos écrits s’adressent plus précisément aux adolescents. Pourquoi ?
— Sans le métier de professeur que j’exerce avec bonheur depuis vingt-six ans, je ne crois pas que j’écrirais autant pour les ados. Le fait de les fréquenter au quotidien, le fait de pouvoir ressentir leurs enthousiasmes, leurs colères m’a donné envie d’écrire des histoires où ils sont présents. Je n’aurais pas écrit le Journal de Jamila si je n’avais pas été confronté à la détresse de jeunes immigrés blessés par le racisme, Depuis ta mort si je n’avais pas rencontré un ado qui a perdu son papa… Mes histoires sont totalement imaginaires, mais elles partent toujours d’une émotion, d’un coup de coeur.
— Vous abordez des thèmes difficiles comme l’homosexualité (Tabou), le deuil (Depuis ta mort), des jeunes en déroute (Mon pire ami). Vos personnages semblent enfermés dans des bulles de souffrance, de détresse, de révolte. Ces bulles éclatent cependant au contact de l’amour, de la sensibilité, de l’écoute. Sans être des récits moralisateurs, vos livres seraient-ils des leçons de vie ?
— Effectivement, les personnages de ces trois romans ne vivent pas des situations faciles. Raphaël, le héros de La remplaçante (Ed. Memor), est beaucoup plus léger, plus libre que ceux que vous citez. Je ne veux pas faire l’économie des moments durs vécus durant l’adolescence, mais, comme vous le notez, mes personnages ne sont jamais perdus ; ils rencontrent souvent l’amour et la lumière, même si certains choisissent de s’en détourner. Comme dans la vie ; rien n’est jamais tout à fait noir. C’est un peu la leçon que j’ai tirée de ma propre existence et c’est celle que j’aime déposer dans mes livres. Une phrase de Jean-Jacques Goldman résume bien ça : «Quand la bouteille est vide, je craque une allumette et la bouteille vide se remplit de lumière.»
— Vous comparez l’acte d’écriture à une partition de musique : « Si je parle de musique, c’est parce que je crois qu’avant d’exister sur le papier, tout texte est d’abord le fruit d’un tremblement de la vie ; pour moi l’écrivain est celui qui se met à l’écoute pour tenter de saisir la note juste et pour la transcrire ensuite en phrases et en mots. » Pourriez-vous revenir sur votre processus de création ?
— Chacun de mes textes naît d’une émotion, d’un tremblement de vie intérieure. Je laisse grandir cette sensation et je l’observe, parfois pendant des mois ; elle chante en moi comme une musique et elle mûrit. Dans un premier temps, mes livres sont des frôlements; ensuite, viennent les mots, le mental, la structure. Je décide où je veux aller tout en continuant à me laisser guider par les mouvements de la vie qui chuchotent en moi. Pour écrire, j’entre dans ma fragilité, dans mon intimité, je me blottis au coeur de moi avant d’en ressortir avec un projet que je mène alors avec beaucoup de rigueur.
— Vous n’hésitez pas à employer des expressions familières, argotiques, triviales même ( le bonheur s’est fait la malle ; j’en suis resté sur le cul ; sa saloperie de trahison …). Vos paroles sont parfois d’une extrême violence ( Ma mère c’est une méchante salope parce qu’elle a mis Dan au monde ). Quel(s) sens donner à cette langue ? Quelle est votre position par rapport au choix du vocabulaire ?
— Je tente simplement de coller le mieux possible à la réalité vécue par mes personnages. Quand, comme Dan, ils vivent une situation particulièrement conflictuelle, ils ne peuvent pas être fleur bleue. Un ado qui souffre est souvent très cru, sans nuance et, en tant qu’auteur, j’essaie simplement d’être témoin de cette réalité, sans pour autant chercher à utiliser des expressions triviales pour le plaisir. Les ados que je rencontre me disent souvent qu’ils se retrouvent dans mes livres, que ceux-ci les décrivent tels qu’ils sont et c’est un de mes buts : être vrai, quitte à parfois déplaire à ceux qui considèrent les livres comme des outils de «bonne éducation».
— Malgré le tragique de certaines situations, l’humour n’est jamais totalement absent de vos histoires. Le rire dédramatise, bien sûr, mais serait-il aussi un moyen de toucher les jeunes ?
— Je ne cherche pas à toucher les jeunes en les faisant rire ; une fois encore, je m’inspire de la réalité où des situations tragiques deviennent parfois cocasses si on les observe avec recul, moins dramatiques quand le temps a fait son oeuvre. J’essaie de donner à mes personnages (et donc à mes lecteurs) une vision globale de ce qu’ils vivent : ce qui est dramatique pour l’un ne l’est pas pour un autre et ce qui est horrible aujourd’hui le sera beaucoup moins demain.
— Un vocabulaire approprié, un subtil cocktail tragique-comique : par quel(s) autre(s) procédé(s) donner le goût de lire à nos jeunes lecteurs ?
— Je crois simplement qu’il s’agit de parler vrai, de mettre la vie en lumière telle que les ados la vivent, sans créer de zones d’ombre dues à des tabous, à des interdits. Bien entendu, l’histoire racontée et les mots qui la portent ont une importance cruciale. Un livre réussi est un subtil mélange d’humanité et de techniques d’écriture.
— Depuis ta mort avait été sélectionné pour concourir au 17è prix des Incorruptibles. Quel a été l’accueil auprès des collégiens-lycéens ?
— J’ai rencontré plusieurs centaines de jeunes avec un grand bonheur. Chaque fois, leur accueil a été enthousiaste et le travail qu’ils ont réalisé avec leurs professeurs remarquable. Puisque mon roman parle de la mort d’un père, nous avons souvent abordé des sujets difficiles lors des rencontres et j’ai été étonné de constater combien mon livre agissait souvent comme un révélateur. Mes mots leur ont permis de trouver les leurs et l’histoire que j’ai écrite les a souvent conduits à leur histoire, à leurs interrogations, à leur vie. C’était touchant, très émouvant parce qu’ils ne se sont pas contentés de dire «J’aime, je n’aime pas» ; ils sont allés au-delà, avec leurs idées, avec leur présence.
— De façon plus générale, que tirez-vous de cette expérience Incorruptibles ? Un événement vous aurait-il marqué/touché ?
— Une expérience enrichissante, comme je viens de l’expliquer. Ce sont les petites choses de la vie qui m’ont touché : les regards, les sourires, l’humanité de l’accueil, les questions de plus en plus légères au fur et à mesure que la confiance s’installait entre les ados et moi : quand on entre en confiance, on va vers l’essentiel et cette expérience Incorruptibles a été l’addition de nombreux moments de confiance.
Propos recueillis par Aurélie JULIA © PAGE ÉDUCATION, octobre 2006.