Elisabeth MERTENS, Passeur de lumière, LE VIF, 27 juin 2008.

PASSEUR DE LUMIÈRE

Frank Andriat, l’auteur le plus lu par les ados belges, n’en finit pas de monter : il cartonne en France et sort coup sur coup deux nouveaux romans, dont l’un est adapté à la scène, au Festival d’Avignon.

Son compteur vient d’atteindre le demi-siècle, mais il a toujours ce physique d’ado et de l’enthousiasme en huile essentielle. En ce début d’été, Frank Andriat, prof de français, s’apprête à remiser son cartable après les dernières délibés.  Vacances ?   Voire.   Frank Andriat, l’écrivain, va pouvoir tourner à plein régime. Et, d’abord, boucler ses valises pour Avignon, où le beau texte intimiste de son dernier roman, Tout près de moi , va être porté à la scène.  L’auteur, aussi aimé de ses lecteurs que le prof l’est de ses élèves, a de quoi être radieux. Depuis son Journal de Jamila , en 1986, ses romans pour ados n’en finissent pas d’être réédités –le long-sellerLa Remplaçante s’est vendu à plus de 40.000 exemplaires !–, traduits à l’étranger, et leur géniteur multiplie les tournées en France, dans les Salons du livre, les lycées et même en milieu carcéral –des détenus lyonnais ont récemment discuté avec lui de son Rue Josaphat 

Il faut dire que le fée Littérature ne s’est pas contentée de se pencher sur le berceau du petit Schaerbeekois ; elle a envoyé un de ses plus dignes émissaires pousser son landau : Michel de Ghelderode, collègue, ami et voisin du grand-père de Frank, ne dédaignait pas les balades avec le petiot dans le parc Josaphat. A l’athénée Fernand Blum, l’élève se passionne pour les lettres, fortement encouragé par son prof de français. Andriat lance avec des amis une revue littéraire, soutenu par, excusez du peu, Thomas Owen, Albert Ayguesparse et Jean Muno, et voit ses poèmes couronnés par l’Académie Royale de langue et de littérature françaises.   Il reviendra comme prof à son cher athénée schaerbeekois, après des études de philologie romane, et un certificat d’espagnol –il a depuis traduit trois auteurs hispanophones en français.

Une réponse aux préjugés

Schaerbeek, justement.   Années 1980 : le «nolsisme» fait rage, avec son cortège de quartiers immigrés laissés à l’abandon, de tracts racistes dans les boîtes, de contrôles policiers musclés.   L’enseignant partage le désarroi de ses élèves d’origine maghrébine. Le Journal de Jamila, qui connaît un succès immédiat (et en est à sa quatrième réédition), est sa réponse aux préjugés qui sentent le renfermé : ouvrir grandes les fenêtres pour faire humer les parfums du monde…

C’est le début d’une longue série de romans pour ados qui, tous, allient qualité d’écriture, plaisir de lecture qui happe les jeunes dès les premières lignes, sens imparable de la narration et du dénouement inattendu, et ouverture à la réflexion et au questionnement.   Nourris par l’observation aiguë du prof, les personnages de l’écrivain –des ados dans le microcosme d’une classe et de leur famille– sonnent vraiment «juste», permettant l’identification immédiate des jeunes lecteurs qui, au fil de ces «écrits-miroirs», sont amenés à comprendre l’altérité et à se définir eux-mêmes.   Et ce au travers de thèmes qui, d’un point de vue superficiel, pourraient faire «cours de morale» : la compréhension entre les cultures et les âges ( Rue Josaphat ) ; les relations entre profs et élèves ( La Remplaçante, Monsieur Bonheur ) ; les différences entre milieux sociaux et l’arrogance des riches (L’Amour à boire ) ; le manque et la mort ( Depuis ta mort ) ; la souffrance de l’abandon et la solitude suite à une rupture amoureuse ( Trois jours de pluie ) ; l’homosexualité, première cause de suicide chez les ados ( Tabou ) ; la société de consommation ( Vidéo poisse )…

Pourtant, les univers d’Andriat sont à des années-lumière de l’angélisme simplet.   Son alambic distille de l’anti-cynisme et de l’empathie, ces contrepoisons vitaux de notre époque, pour mieux dissoudre les apparences et révéler la complexité humaine.   Et, toujours, déboucher sur l’ouverture à l’Autre.   Oui, Andriat est un –trop rare– «passeur de lumière» pour reprendre le titre du roman d’un de ses amis, Bernard Tirtiaux.

Évidemment, le ghetto de la littérature jeunesse, snobé par le parc aménagé des plumitifs de la «vraie» littérature, surtout belge francophone, n’offre pas grande reconnaissance officielle. Andriat n’en a cure : il danse sous la pluie des louanges de ses lecteurs — et des prix : il vient d’être sélectionné au prix des Incorruptibles, le plus important du genre en France.   Et, en outre, ses livres ont l’outrecuidance de se vendre…

Un auteur «pour adultes»

Pourtant, un Andriat peut en cacher un autre.   Comme l’auteur de polars à quatre mains écrit avec André-Paul Duchâteau.   Comme l’amoureux de la Gaume, magnifique région où il s’échappe régulièrement et à laquelle il a dédié plusieurs ouvrages.   Et, enfin, comme auteur «pour adultes», si tant est que ces catégories ont un sens.   A cet égard, il faut lire Aurore barbare (pourtant publié en «jeunesse») : un chef-d’oeuvre d’humanité, de force, de souffle contre la dictature et la barbarie humaine…   Quant à ceux qui trouveraient encore Andriat trop «lisse», ils pourront revoir leur opinion avec le tout récent Tout près de moi , qui plonge dans le gouffre de la douleur, centrale et inconsolable, de l’enfance, pour déboucher sur une fin stupéfiante…

Elisabeth Mertens

Voleur de vies , Grasset-Jeunesse ; Tout près de moi , éd. Bernard Gilson.   A la scène du 10 au 17 juillet, au Festival (Off) d’Avignon.

Les romans de Frank Andriat viennent d’être réédités chez Mijade. Site de l’auteur : www.frankandriat.com

© Le Vif-L’Express, 27 juin 2008.

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