Leïla SLIMANI

Catherine Hélie – éditions Gallimard.

                   Chère Leïla Slimani,

          Vous êtes entrée dans la vie des Lettres comme une étoile bienheureuse. Deux romans et vous voilà reconnue. Auréolée de votre prix Goncourt (c’est quand même grand-chose !), sublimée dans les média, chantée par celles et ceux de vos confrères qui ne sont pas jaloux de votre talent, vous courez de rencontre en rencontre pour partager, avec vos lecteurs, les pourquoi, les comment, les peut-être.

          Je n’ai rien lu sur vous, j’ai à peine survolé quelques broutilles people, mais de vous j’ai lu deux maîtres-livres, deux romans où l’humain rencontre les abysses. J’ai côtoyé deux femmes, l’une mangée par le sexe, l’autre absorbée par le trou noir de l’absence, l’une et l’autre coupées d’elles-mêmes, de la lumière douce qui construit la vie, l’une et l’autre plongées dans la nuit, prisonnières, inéluctablement menées vers la souffrance et étouffées par l’impossibilité qu’elles semblent avoir de se reconnaître quand elles se regardent dans un miroir. Adèle, se gavant de stupre, et Louise, se gavant de l’autre, ne vivent pas : elles survivent, passant sans cesse à côté de ce qui pourrait les sauver, perdues et perdant celles et ceux qui les approchent.

          Vos personnages sont si humains, Leïla ! Vous avez dû frôler pleinement la solitude pour peindre ainsi les blessures de l’âme : vous devez savoir ce que signifie l’expression « ne pas s’en sortir indemne », vous n’avez pas peur de vous confronter à vos démons. Sans cela, vous ne pourriez pas décrire aussi merveilleusement le désespoir, le déni, l’absence, les impostures et les mensonges. Vous avez le don de poser sur les êtres un regard vrai, sans concession. Cependant, malgré la cruauté qui fait trembler vos histoires, jamais la tendresse n’en est absente : vous n’écrivez pas froidement, mais avec une profonde empathie pour chacun des personnages à qui vous donnez la vie. Vous les accompagnez, vous humanisez leurs dérives, vous leur offrez une consistance qui les rend proches de nous, lecteurs. Ne pourrions-nous pas, nous aussi, nous laisser entraîner dans le jardin de l’ogre qui nous habite tous, nous laisser séduire par la chanson douce de l’horreur ?

          Quand nous n’avons plus nulle part où aller, quand respirer même nous semble étranger, lorsque notre vie se réduit comme une peau de chagrin, quand nos fêlures prennent le pas sur l’espérance, nous pouvons — comme Adèle, comme Louise, mais aussi comme Myriam et Paul ou encore Richard — choisir le pire : vivre d’absence au lieu d’être présents à l’amour. Nous ressentir tellement désemparés que nous préférons nous voir défaits plutôt que d’accueillir les sourires de la vie.

          Merci, chère Leïla Slimani, merci de nous rappeler, avec justesse et force, voire avec une certaine gourmandise, combien notre existence peut être amère, sordide, insoutenable lorsque nous ne cultivons pas la lumière. Merci pour votre écriture efficace, sobre, accordée aux précipices qu’elle côtoie. Votre plume heureusement chaloupée, savoureuse, habillée de simplicité et d’harmonie, ne perd pas le lecteur et le conduit vers l’essentiel : vos personnages dénudés, sans apparat, et pourtant séduisants. Vous avez de la grâce dans la sobriété et vos mots chantent alors que vous n’utilisez aucune fioriture pour les faire chanter : c’est du grand art.

          Comme Adèle, vous devez souvent « fermer les yeux et vous faire toute petite » : c’est la meilleure manière de se mettre à l’écoute de l’autre, de se fondre en lui et de s’en imprégner. Merci d’oser affronter, pour notre bonheur, l’insoutenable complexité de l’être. Merci de murmurer l’humain dans sa fragilité et dans ses frémissements les plus obscurs.

 

Frank Andriat

 

Leïla Slimani, Dans le jardin de l’ogre, Gallimard, 2014.

Leïla Slimani, Chanson douce, Gallimard, 2016.

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