Michel TORREKENS, Frank Andriat : l’amour à écrire, lecture in L’amour à boire, pp. 181-192, Éditions Labor, 1999.

Frank Andriat : l’amour à écrire (extraits)

Bien qu’ayant tout juste passé la quarantaine, Frank Andriat a gardé un air de jeunesse. Frêle, toujours souriant, poli jusqu’à l’extrême, il ne fait pas tout à fait son âge. Une forme de mimétisme avec un sujet qui lui tient à cœur… Mais il ne faut pas s’y tromper et un écrivain belge, Jacques Crickillon, qui fut aussi son professeur de français à l’athénée Fernand Blum de Schaerbeek, école où Andriat enseigne à son tour aujourd’hui, écrivit ceci sur Frank Andriat à ses débuts : «C’est un jeune professeur de français à l’air fragile et cependant plein de ressources. Il a derrière lui une longue activité d’animation culturelle centrée autour de sa revue Cyclope qui a accueilli entre autres des textes de Thomas Owen, Jean Muno, Gaston Compère, Ghelderode, Ayguesparse, Nédélec,… Derrière sa douceur, son affabilité, une volonté de fer et un grand sens de l’adaptation. Frank Andriat est un battant. Cet écrivain est aussi à l’aise devant une machine à calculer que devant une feuille blanche. Son domaine: les rues du bas-Schaerbeek, “le ghetto”. Sourire toujours, gravité, un sens de l’humour que rien n’altère.»

L’éternel adolescent ?
(…)
Est-ce son métier d’enseignant dans le secondaire qui le prédestine à cette thématique ? «Je côtoie des adolescents au quotidien, mes livres sont le reflet de cette imprégnation et de mes dix-neuf années d’enseignement. Je crois que je suis très proche de la sensibilité de ces jeunes. En plus, j’aime écrire pour eux, car le retour qu’ils me donnent est intéressant.» Mais n’y a-t-il pas une motivation plus inconsciente, nécessaire, qui toucherait à l’histoire même de l’auteur ? «C’est un milieu dont je ne suis jamais tout à fait sorti et peut-être qu’il y a quelque chose de l’adolescence resté activé en moi. Car c’est une période où l’on apprend à se situer. » À cet enthousiasme, cette empathie pour l’adolescence, s’ajoute une manière toute personnelle d’aborder le monde des jeunes. Frank Andriat répugne manifestement à donner une vision trop sombre, catastrophiste, parfois caricaturale ou, à tout le moins partielle et partiale de ce que vivent les adolescents. Souvent, les romans qui leur sont consacrés prennent un malin plaisir à en donner une description pessimiste, voire alarmiste : la drogue, la violence, le sexe, aujourd’hui le sida, sont souvent ressassés. Certes, ces malheurs traversent des adolescences en crise grave, mas ils restent heureusement l’exception. Frank Andriat opte résolument pour une présentation sans dramatisation de cette période de la vie, «j’ai envie d’apporter un sourire et un peu de bonheur. Pourquoi rendre la vie plus sombre qu’elle n’est ?», et c’est probablement la raison pour laquelle ses livres plaisent aux jeunes. Ceux-ci se sentent respectés par l’image donnée d’eux-mêmes, ils ne sont plus vus d’abord comme un problème, mais comme des êtres qui vivent, aiment et souffrent, ni plus ni moins que les autres. Ils ne sont pas pris ici comme sujet d’études.

Des livres-miroirs
Cette délicatesse dans l’approche des jeunes par Frank Andriat se retrouve dans les autres livres qu’il leur a consacrés: outre une œuvre poétique abondante et plusieurs aventures fantastiques écrites en collaboration avec Jean-Claude Smit le Bénédicte, alias Mythic, il publie un premier récit Journal de Jamila (Éd. Le Cri), qui n’est pas tout à fait un roman ainsi que l’indique le titre, puis Mes copains m’appellent Flash (édition du Snark, 1992, mais écrit en 1989, à 31 ans), un roman. Il s’agit de la première version de L’amour à boire, qui a été entièrement réécrit pour cette édition. Sur (et pour?) les adolescents, il a également écrit Matilda (Éd. L’Arbre à paroles-Pré aux sources), L’enfant qui chante (Éd. Pré aux sources) et surtout La remplaçante (Éd. Memor), celui de ses livres les plus remarqués par le jeune public, qui a connu depuis plusieurs rééditions et qui a été traduit en néerlandais. Cet intérêt évident pour ce sujet et pour ce public de lecteurs ne s’arrête cependant pas là. En effet, notre jeune professeur a également initié dans ses classes des démarches d’écriture qui ont eu la chance de trouver le soutien d’éditeurs aussi enthousiastes que l’enseignant-écrivain. Un premier livre publié par Bernard Gilson (éditions Pré aux sources) s’est intéressé à l’œuvre d’une vedette de la chanson Jean-Jacques Goldman, il change la vie, tandis qu’un autre allait s’attacher à rassembler sous une même couverture des réflexions d’adolescents et de personnalités littéraires et autres, sous le titre Petit alphabet de la démocratie (Éd. Memor) ainsi que Frères, libres et égaux, sur la déclaration universelle des droits de l’homme. Ce court aperçu de la bibliographie de Frank Andriat montre la cohérence qui sous-tend son travail d’écrivain. Cette œuvre ne se réalise pas dans une tour d’ivoire, dans la solitude d’un bureau, tournée vers des préoccupations nombrilesques, mais se veut le reflet du monde dans lequel Andriat s’inscrit comme un citoyen actif. (…)
Son projet prend par plusieurs de ses aspects une dimension collective et l’adolescent y apparaît comme un interlocuteur sérieux, digne d’intérêt. Et dans lequel beaucoup de jeunes «se lisent» ainsi que peut le constater Frank Andriat à l’occasion de ses fréquentes visites dans des classes : «Il y a chez ces jeunes une recherche de soi, des questions à fleur de peau. Il ne faut pas caricaturer les adolescents, ils doivent pouvoir se reconnaître et se raccrocher à leur réalité. Ils me disent qu’ils aiment retrouver leur vie, leurs quartiers dans mes livres, ainsi que des questions qu’ils n’osent pas poser à leurs parents, à leurs professeurs. Je leur propose en quelque sorte un accompagnement par rapport à l’adolescent qui meurt à lui-même.»

Famille, quand tu nous tiens
L’amour à boire dépeint donc la vie d’un adolescent et de ses quelques amis. Telle qu’elle est. Sans excès racoleurs. Mais sans gommer les réalités de tous les jours. Comme le racisme ordinaire. Le lecteur ne s’étonne donc pas d’y retrouver des enfants d’immigrés et leurs difficultés d’intégration dans le pays. Les parents du protagoniste principal, Émile alias Tchap, se méfient de l’étranger, décochent des propos parfois venimeux sur les relations de leur fils. La future petite amie de celui-ci a des parents qui ne sont pas moins tendres sur l’inconnu, l’étranger, l’Autre. Préjugés, préjugés… «Des immigrés ! Des voyous et des immigrés ! Tu nous fais honte, Adeline. Une fille comme toi, fréquenter des gens pareils !» (p.67).
Car le héros de L’amour à boire vit une grande amitié avec Abdennasser. Capitale, l’amitié. A cet âge, tout part de là et tout y revient, comme l’explique Françoise Dolto dans un livre qu’elle a consacré à cet âge : «L’amitié, c’est absolument essentiel, surtout pendant une période durant laquelle on change les rapports que l’on entretient avec sa famille. On se cherche un double pour se sentir plus fort, un confident pour partager les difficultés, une âme sœur pour les adoucir dans la fraternité, un alter ego qui vous soutienne et qui vous aide à avancer. » Frank Andriat va plus loin puisqu’il choisit pour son personnage un ami qui, au premier abord, ne lui ressemble pas et propose un bel exemple d’ouverture et de tolérance à ses lecteurs. Avec le sens de la formule, actuelle qui plus est, il synthétise la force de cette relation : «Abdennasser et toi, vous êtres inséparables. The united colors of Benetton.» (p.14) Au côté de cet ami, Émile découvre la chaleur, l’ambiance,l’accueil d’une vraie famille : «Ses parents sont sympas comme un bon pain chaud. Son père conduit des bus. Sa mère a un sourire qui ressemble à une main tendue. Parfois, elle t’invite à manger avec eux.» En quelques mots, il cadre la chaleur, la spontanéité de cet univers convivial dont il se sent proche, sur le plan humain, mais aussi sur le plan social. Cela est important pour la suite du récit. Cette connivence contraste totalement avec ce qui se passe dans sa propre famille. Ce climat chaleureux et simple, vrai, n’a absolument rien à voir avec la réalité familiale d’Émile, ainsi qu’elle nous est décrite dans une métaphore filée : «De temps en temps, ton père boit. De la bière (…) Alors il aboie des critiques sans nuances. Ta mère jappe d’angoisse. Tu te tapes un chapeau sur le crâne et tu sors du chenil en courant.» (p.16). Une écriture nerveuse, simple, rythmée. Avec peu de descriptions, des chapitres courts et une construction linéaire.
(…)

Que jeunesse se passe
Pour Tchap, l’épreuve sera la découverte de l’amour, et celle qui incarnera le congre, Adeline. Leur relation est vite entravée par les refus des parents. Ils s’embarquent dès lors pour une fugue, mais une fugue bon enfant, à la mer, chez une amie disposée à les accueillir, et avec de l’argent qui permet d’éloigner tout danger. Parée de toutes les qualités aux premiers infants de leur rencontre, Adeline se révèle progressivement sous un autre jour. Dès le démarrage de cette aventure, une faille, étroite d’abord, se fait jour : «Elle a pris sa décision pour elle, pas pour vous deux. Tu n’aimes pas ça. Elle n’a pas assez réfléchi, c’est foireux. Toi, ça fait des mois que tu songes à fuguer sans réussir à te décider» (p.79). La réalité vient progressivement se superposer au rêve idéalisé et apparaissent progressivement des manières différentes de voir le monde : « Ce petit voyage te révèle des détails auxquels tu ne t’attendais pas: amour du fric, esprit calculateur, caractère un peu dur… Tu n’aimes pas penser ça de ta chérie et, pourtant, c’est elle aussi» (p.85). Le quotidien, dans l’isolement de la soupente d’un grenier, achève de creuser le gouffre entre eux. Adeline ne l’aime pas lui, elle n’aime que l’image qu’elle se faisait de l’amour et cela ne suffit pas pour affronter les contrariétés présentes : «Tu te rends doucement compte que c’est tuant de fréquenter une fille toute la journée. Tant qu’il s’agit de sortir ensemble, de s’amuser, tout baigne, mais, quand les problèmes surgissent, tout s’effrite ! Tu n’aurais jamais cru qu’Adeline avait ce caractère de chien : elle romprait avec tous ceux qui ne lui donnent pas raison» (p. 119). Notre jeune héros désappointé vit toutes ces découvertes de la personnalité intime de l’autre avec une sorte d’incrédulité. Il tombe de haut. Il boit la tasse et se paie une sacrée gueule de bois. Mais sa carapace se forme et il sort de son rêve.

Happy end
Aura-t-il réussi à comprendre le monde ? Peut-être pas, mais il aura apporté une pierre à la construction de son édifice personnel et sera parvenu à pressentir un bonheur plus proche qu’il n’imaginait. Ses yeux s’ouvrent enfin, sur les autres et dès lors sur lui-même. Il entre dans son je et tout le livre qui était écrit en tu se termine significativement sur un chapitre écrit en je. Le tutoiement marquait le regard complice porté sur le jeune, l’amitié ressentie par l’auteur pour son personnage, mais indiquait une distance du héros par rapport à lui-même. Le je souligne davantage qu’il se prend en charge, qu’il sort du regard de l’autre et de la dépendance. Il s’affirme, il existe pour lui-même. Une fin encore optimiste ? Oui, car selon l’auteur, «la plupart des adolescents que je côtoie fuient les histoires qui se terminent mal, surtout ceux qui vivent des choses moches, même si ça les émeut beaucoup. Pour eux, la littérature permet de donner un espoir, de leur montrer une porte de sortie. De plus, j’ai envie pour moi aussi que l’histoire se termine bien.»

Michel TORREKENS, © Éditions Labor, in L’amour à boire, pp. 181-192.

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