Frank Andriat, l’homme aux miroirs
Chaque année l’IBBY (International Board on Books fort Young People), un organisme de promotion de la littérature jeunesse présente, par pays, un écrivain qui concourra pour le prix Andersen et en désigne un autre qui figurera sur une liste d’honneur. En l’an 2000, les promus sont respectivement Pierre Coran et Frank Andriat, lequel s’est prêté de bonne grâce à un entretien sur son parcours d’écrivain pour les jeunes.
Frank Andriat, par ailleurs professeur de français à Schaerbeek, est un auteur prolifique. A 41 ans, il s’est déjà illustré dans les domaines du policier (avec Mythic), de l’essai, du roman et de la nouvelle. En parallèle, il peaufine des récits destinés aux adolescents. Divers, l’ensemble est profondément cohérent.
En deux décennies, les publications réservées aux enfants et adolescents ont connu une véritable inflation quantitative et qualitative. Pourtant, le statut du livre jeunesse demeure délicat. Injustement assimilée à une para, voire une infra-littérature, sa reconnaissance institutionnelle est faible. Nulle instance n’est là pour déterminer des critères de qualité. L’école ? Aucune anthologie, encore moins de classiques confirmés, et ne sait où placer ces livres dans ses programmes. Les rares récompenses littéraires, comme les prix Sorcières ou Versele ? Elles négligent pour la plupart les livres pour ados. Les médias ? Leur écho est confidentiel. En outre, cette littérature pâtit d’une vieille tradition éducative et moralisatrice.
Frank Andriat n’a rien du loup dans la bergerie, mais ses récits n’éludent pas la difficulté des rapports humains en notre fin de siècle. A-t-il souffert de la censure ? Au-delà, être un écrivain belge pour la jeunesse se vit-il comme une double tare ? Andriat hésite un instant : «Le problème est surtout d’ordre commercial. Il n’est déjà pas simple pour un Belge de franchir la frontière. Mais les collections pour jeunes deviennent très cloisonnées. De plus en plus, chacune se cantonne dans un créneau thématique très précis. Les «Chair de poule» en sont un exemple caricatural. Et avant de vous éditer, on vous demande d’être connu —en France bien sûr—, ce qui s’apparente à un cercle vicieux. Les éditeurs ont le droit de ne pas aimer ce que j’écris, mais les critères de sélection sont plus extérieurs, plus arbitraires. A mon avis, la censure est davantage commerciale que morale.»
Frank Andriat sourit. Pas la moindre amertume. Il préfère le rapport privilégié qu’il entretient avec Memor, son éditeur actuel, à des contacts plus lucratifs, mais impersonnels. Lorsqu’il sourit, il ressemble encore plus aux ados de ses livres. Silhouette juvénile, presque frêle, visage lisse, voix douce, il dégage une sympathie immédiate. Simple, affable et réservé, il s’anime et se passionne dès qu’il évoque les jeunes qu’il côtoie chaque jour. On sent qu’il les aime, intensément, sans artifices. Comme l’homme, l’auteur Andriat ne peut tricher.
Mirages et miroirs
L’amour à boire, La remplaçante et Rue Josaphat sont ses trois livres-phares (les deux premiers sont d’ailleurs traduits en néerlandais), ceux pour lesquels les classes réclament sa visite. Promotion oblige ? «Ces rencontres me touchent. Parfois, c’est le premier livre qu’un jeune a lu jusqu’au bout, parce qu’il s’y est retrouvé. L’obligation scolaire a cédé la place au plaisir.»
A l’évidence, la motivation des lecteurs s’enracine dans un processus d’identification : se reconnaître dans les sentiments et la vie des héros, —premiers troubles amoureux, désir d’indépendance, problèmes familiaux et scolaires, complexité d’exister dans des villes métissées.
La littérature jeunesse nous offre une efflorescence de livres propices à l’évasion de la fadeur du quotidien : récits fantastiques, policiers, parodiques. Frank Andriat s’est frayé une autre voie, plus grave et moins en vogue : celle du livre-miroir.
Sans doute, les médias nous montrent à l’envi un certain reflet de l’adolescence: décrochage scolaire, absence de valeurs, apolitisme, petite délinquance, drogue. L’auteur estime ces miroirs déformants et dénonce son utilisation par l’extrême-droite. Il ne faut pas que l’arbre cache la forêt ! «En majorité, les jeunes ont besoin de respect, de confiance, sans jugement a priori. J’ai envie que mes livres leur apportent un peu de bonheur et d’espoir.» D’où les happy ends. Frank Andriat a cette grâce rare de ciseler des livres-cadeaux, miroirs de poche au reflet lisse…
L’amour à boire, dont une première version est parue en 1992 sous le titre Mes copains m’appellent Flash, est un bel exemple de cette approche empathique de l’adolescence. Émile, alias Tchap, affiche sa personnalité en portant des chapeaux excentriques. A la maison, «chacun vit sur son île en ignorant les autres. Le père préoccupé par les résultats du football, la mère regrettant amèrement sa vie grise. (…) Communication zéro.» Heureusement, il y a les copains. Le brave Abdennasser. Sa famille, qui vous ouvre la porte et les bras comme elle offre le thé et le miel. Et la vie peut devenir belle quand s’y engouffre Adeline, la belle et bourgeoise Adeline. L’histoire d’amour se heurte rapidement à la ténuité des rares espaces de liberté,puis au refus violent des parents. S’ensuivra une fugue à la mer, décision univoque de la jeune fille. Vite, l’aventure se réduit à une peau de chagrin : un pauvre grenier où se cacher. Mademoiselle supporte mal la contrariété. Elle se révèle dans toute sa négativité : snob, égocentrique, bientôt haineuse. Tchap rentrera meurtri et mûri; il est blessé par le narcissisme et le mépris d’Adeline, mais l’épreuve l’endurcira.
Pour des adultes, le message peut paraître très explicite, et les personnages monolithiques. Mais l’on sait, depuis Bettelheim, que la non-ambivalence des héros conditionne fortement l’identification des lecteurs en recherche d’eux-mêmes… Et il ne faut pas se méprendre : positifs, idéalistes, parfois naïfs, les jeunes qui s’expriment à travers les pages d’Andriat ne sont en rien de mièvres caricatures et leur vitalité crève le papier.
On est aussi frappé de voir à quel point l’image de l’étranger, en l’occurrence la famille d’Abdennasser, a évolué depuis le Journal de Jamila, ouvrage qui a consacré, en 1986, Andriat comme auteur pour la jeunesse. Jeune immigrée de la première génération, Jamila était déchirée entre deux cultures aux systèmes de valeurs profondément antagonistes. Bâillonnée en famille comme à l’école, Jamila n’avait comme moyen d’expression que la page blanche. «Aujourd’hui, reconnaît Andriat, ce livre est davantage reçu comme un document qui demande un accompagnement sociologique. Il ne reflète plus la réalité sociale que vivent les lecteurs. Exit la radioscopie, demeure la littérature.
Dans L’amour à boire, l’auteur-prof apparaît incidemment, clin d’oeil à la Hitchcock : «Goetghebeur (du vrai nom d’Andriat), le petit farfelu de quatrième…» Il est omniprésent dans La remplaçante, un livre sur l’école qui opte pour le point de vue de l’élève. Raphaël, quinze ans, a une vie de famille harmonieuse. Sa mère lui a légué une bonne dose de gènes d’humour et de créativité. Bien utiles pour supporter l’école. Quoique… Avec Sylvie Laurent, le prof de français à la plastique de rêve, on s’y complairait bien à l’école ! D’autant que «c’est une femme (…) qui prend le temps de nous écouter, qui part de nos difficultés et qui nous aide à les dépasser plutôt que de nous assommer avec des connaissances dont nous ne voyons pas l’intérêt.» Lorsque l’idole doit prendre un congé de maladie de deux mois, surgit la remplaçante, Mme Grivet, un laideron d’âge mûr. Non contente de brimer le sens esthétique de ses élèves, l’intérimaire se montre ignoble avec eux. Écœuré, Raphaël mène la fronde…
Ce jeune héros manifeste une maturité étonnante, tant dans ses actes (il chahute de façon constructive, pour obtenir un enseignement où le dialogue et les besoins des élèves priment sur la matière à tout prix) que dans ses réflexions, où il apparaît comme le porte-parole de l’écrivain. Une telle revendication de qualité pédagogique est-elle la norme chez les élèves ? Les adolescents d’Andriat seraient-ils trop roses ? «Peut-être, mais ceux que je connais et que je mets en scène sont malins, ils se posent des questions. Si, lors de visites dans certains milieux chics, j”ai rencontré des jeunes qui avaient des œillères par rapport aux réalités de la vie, si, dans les écoles-ghettos, ils se sont tellement entendu dire qu’ils étaient nuls qu’ils se résignent à l’échec, mes étudiants de Schaerbeek, du fait de la situation sociale qu’ils vivent —le quartier, les copains de milieux économiques et culturels très différents—, sont obligés d’être confrontés à l’échange et de réfléchir”. Automatiquement, ils deviennent exigeants.»
Madame Grivet et Jamila se retrouvent à titre anecdotique dans Rue Josaphat, le dernier roman publié par Andriat. Petit syndrome balzacien ? Peut-être, car le portrait psychologique cède ici le pas à la fresque ou à la chronique sociale. Dès lors, l’identification à un héros se fait moins aisée, d’autant que plusieurs personnages sont loin d’être simplement tout noirs ou tout blancs. L’évolution se marque aussi sur le plan formel : la construction, jusqu’alors linéaire, se mue en puzzle. Récit morcelé qui symbolise la fracture sociale tout en évoluant vers l’unification. Les points de vue narratifs se font multiples. Jérémiades de la vieille Joséphine, dont les convictions socialistes ont fondu dans le café au lait du métissage de son quartier et dont la peur de l’Arabe se nourrit aux discours xénophobes de ses voisins militants d’extrême-droite. Fragments de vie du jeune Rachid, qui prend à la vie, sans les voler, toutes ses saveurs. Confusion verbale de K (Karim ? Kristof ? Kevin ? Un cas, tout bonnement…), un jeune dealer qui noie sa perte d’identité dans des monologues en je, tu, il. Les trois discours sinuent en parallèle pour construire une intrigue rigoureuse. Le ton est toujours juste, sobre quand il traduit la révolte ou la haine. La langue est vraie et résiste à la tentation des débordements de l’oral.
La croisade d’Andriat contre les formes les plus pernicieuses du racisme s’amplifie en gagnant en subtilité : le récit n’est jamais complaisant, ni didactique. Le délit de sale gueule, la délinquance cache-misère, la hargne comme fard de la peur et de la solitude, la rage d’être heureux, rien n’est argumenté. Un geste, une émotion, un silence en disent bien plus long. On ressort ébranlé, purifié d’une telle lecture.
Le déclencheur d’écriture
Nous vous laisserons découvrir La forêt plénitude, récit poétique exigeant qui impose à la lecture sa lente respiration. Mais nous ne pouvons quitter Frank Andriat sans aborder les trois ouvrages collectifs qu’il a initiés avec ses élèves.
Le premier, Jean-Jacques Goldman : il change la vie, est né d’un constat : on est si seul lorsque l’on a 15 ans et que des questions nous taraudent. Pour beaucoup, Goldman peut devenir un maître à penser, compagnon des nuits blanches. Andriat prend a cœur d’aider les jeunes à clarifier ce dialogue inachevé avec les chansons. Il sera le maçon d’un ouvrage attachant.
Il s’effacera complètement pour les deus autres expériences. Le Petit Alphabet de la démocratie s’articule autour de mots-clés en rapport avec le thème, et commentés par les élèves. Sous le mots «racisme», par exemple, un jeune Marocain avoue traverser la rue pour ne pas effrayer les vieilles dames. L’apport de textes de personnalités (Prigogine, Jack Lang…) autorisera l’édition du recueil.
Frères, libres et égaux se passe de toute caution extérieure. Publié à l’occasion du cinquantième anniversaire de la Déclaration des Droits de l’Homme dont il illustre chaque article, l’ouvrage soutient le pari que chacun a le droit à l’expression. Et même à la publication. Malgré le risque d’hétérogénéité inhérent au projet. On ne peut qu’applaudir le courage d’un éditeur qui sait que seul le nom d’auteur est vecteur de la vente. Admirer que les droits d’auteur aient été cédés à des associations caritatives. Et souscrire à la fierté d’Andriat qui a donné aux jeunes confiance et dignité. Qu’il soit auteur ou médiateur, c’est son enjeu majeur.
Monique HISSEL, Le Carnet et les Instants, 15 novembre 1999 – 15 janvier 2000.