Quand, grâce à Benoît Anciaux, directeur de la revue ADO-LIVRES, Frank Andriat découvre la collection LAMPE DE POCHE, il a un coup de coeur pour les textes publiés dans celle-ci et il envoie un manuscrit à sa directrice, Marielle Gens. Son roman publié en février 2004 offre à l’auteur d’être mieux diffusé en France.
Le sujet
Dans ce roman poignant, Frank Andriat parle de la mort, du vide terrible et des blessures qu’elle crée quand elle survient, surtout si l’on ne s’y attend pas. Le père de Ghislain meurt dans sa voiture et laisse dans la souffrance son épouse et son fils. Après la colère et la haine, Ghislain, seize ans, apprend à vivre son deuil grâce à François, son parrain, et à Amélie, une jeune fille que la vie lui offre de rencontrer un jour où il ne croyait plus en rien.
Ce roman est utilisé dans les classes à partir de la 3ème année du cycle secondaire (4ème en France).
Papa, tu m’as tout apporté et l’idée d’être séparé de toi m’est complètement intolérable. Je pourrais écrire un livre pour raconter les moments complices que nous avons vécus, un autre pour décrire l’affection et l’attention que tu m’as offertes jour après jour, un autre encore pour dire combien, grâce à toi, maman était heureuse, combien ensemble vous me donniez l’image d’un couple équilibré et aimant.
Mais les livres ne servent à rien quand le bonheur s’est fait la malle. Tu n’avais pas à mourir, papa. Tu n’avais pas à nous quitter aussi bêtement. Tu n’avais pas à partir sans même nous dire au revoir. Un infarctus en voiture à trois kilomètres de la maison; tu as juste eu le temps de te ranger sur le bas-côté de la route. Tu as sans doute pensé à préserver les autres, tu t’es senti mourir : papa, papa, as-tu eu une pensée pour moi avant d’aller au milieu de nulle part ?
Je suis égoïste. Je ne songe ni à maman, ni à toi. Je veux savoir si j’étais dans ta tête au moment où tu es mort. Si j’étais dans ta tête comme aujourd’hui tu es dans la mienne. Si tu t’es dit avec angoisse : «Ghislain, mon chéri, à seize ans, il est insupportable de perdre son père. Pardonne-moi.» Je t’aime, papa, mais il faut que tu me demandes pardon pour ce que tu m’as fait parce que c’est mal, très mal. On ne meurt pas sans prévenir. Pas à quarante-deux ans. On attend d’être vieux, on tombe malade, on décline petit à petit, on écrit un testament, on murmure «Bye, bye, la vie» et l’on s’échappe sur la pointe des pieds.» Toi, tu n’as vraiment eu aucun tact.
Il paraît que ce n’est pas ta faute, il paraît qu’on ne choisit pas; c’est la mort qui élit le moment, la manière et l’endroit. Ce serait bien la première fois que tu t’es fait rouler, papa. Tu décidais si bien de ta vie; pourquoi n’aurais-tu pas pu décider de ta mort ? À seize ans et demi, il y a sans doute des faits de l’existence qu’on n’a pas la capacité d’intégrer. Avant que les flics ne viennent sonner à la porte de la maison, avant qu’ils ne me demandent d’une voix polie «Vous êtes le fils de monsieur André Leclercq ? Votre maman est-elle présente, s’il vous plaît ?», avant qu’ils n’annoncent, sur le même ton excessivement gentil, qu’hélas, ils apportaient une bien triste nouvelle, avant que maman ne pousse un grand cri et ne s’évanouisse dans les bras du policier le plus proche d’elle, avant que moi qui étais resté dans le couloir je comprenne à mon tour pourquoi ces hommes s’étaient donné la peine de venir jusque chez nous, avant tout cela, je n’avais jamais vraiment songé à la mort et certainement pas à la tienne. Tu étais insubmersible, papa. Comme le Koursk, comme le Titanic, comme tous ces navires qui font la fierté de ceux qui les construisent.
Depuis ta mort, pp.17-19
© Éditions Grasset, 2004.