Illustré de pastels de Didier Van der Noot.
On ne passe pas par la Gaume, on y va. Il est des régions qu’on ne traverse pas, parce qu’elles ne conduisent nulle part. La Gaume ne conduit nulle part : elle attend. Elle sait comment retenir au pays et comment faire revenir. Avec ses collines qui ont une douceur d’Ombrie, avec ses trois cuestas, avec ses chemins où l’on peut encore perdre ses rêves, avec le sourire de ceux qui y vivent, cette terre de Lorraine, aux parfums de France et de Belgique, a un visage qu’on ne trouve pas ailleurs. Comme ses habitants, la Gaume est riante, un rien moqueuse, frondeuse et bavarde. Une éternelle adolescente peut-être.
Le soleil y brille-t-il plus qu’ailleurs ? Il y brille avec un éclat différent, reflété qu’il est par la Semois, par des champs de blé qui font rougir les coquelicots, par les mirabelles, les prunes de prince… Parfois par un verre d’Orval faisant éclater son ambre dans les doigts d’un épicurien. La Gaume est un poème qui chante des noms comme Montquintin, Chantemelle, Rossignol, Gérouville, Torgny, Avioth, Montauban… On ne passe pas par la Gaume, on y va.
C’est parce qu’il y est venu et qu’il y a laissé un peu de son amitié que Didier Van der Noot a de la Gaume plein les yeux. C’est pour ça qu’il l’a dessinée avec respect et amour. Au-delà des couleurs, lui aussi a voulu atteindre l’esprit des lieux.
Est-ce parce qu’on a frissonné sur les rudes reliefs de l’Ardenne, est-ce parce qu’on est heureux d’atteindre enfin un pays tout en rondeurs qui, par certains aspects, rappelle l’Ombrie un pays aux lumières pastel, aux verts doux que l’on éprouve, en pénétrant en Gaume, un délicieux sentiment de quiétude ?
Une architecture différente, des maisons en longues files indiennes taillées dans une pierre jaune et lumineuse qui n’a rien à voir avec les gris frileux de l’Ardenne toute proche. Et sur les pas de porte des premiers villages-rues que l’on traverse, des gens qui s’habillent souvent d’un sourire lorsqu’on s’adresse à eux; pour celui qui vient de l’extérieur, vibre ici une qualité d’accueil particulière car, en Gaume, les gens s’arrêtent pour vous répondre et, souvent, ils font bien plus que simplement vous renseigner; il suffit d’un rien pour qu’ils racontent, qu’ils entament le dialogue, voire qu’ils tentent, sans vraiment en avoir l’air, d’en apprendre un petit peu plus sur vous. En Gaume, comme dans les régions du sud, il suffit souvent de quelques mots pour ne plus se sentir seul.
Ardennais
Ne confondez pas un Gaumais avec un Ardennais ! Tout de suite, le premier se rebiffe et se revendique d’un autre cru, le bon, évidemment, celui des cuestas ensoleillées où l’on cultive la vigne, où poussent les orchidées et où les cigales chantent ! Le Gaumais tient farouchement à ce qu’on ne le confonde avec personne et il n’a pas tort puisque, dans la région, tout a un parfum différent de ces terres d’Ardenne où l’on joue du cor de chasse alors qu’ici, même si la chasse n’est pas exclue, et les corps sans vie qu’elle entraîne, on joue plutôt de la trompette et du violoncelle, surtout quand il s’agit de jazz. Une douceur, plutôt qu’une ardeur d’avance; ici, vélin, là, papier kraft et, cependant, pas plus que les Ardennais, les Gaumais ne sont mous; ils savent ce qu’ils veulent et décident où ils vont.
Article
Le Claude et le Frank vous saluent bien ! Quand on joint à votre prénom, un article défini, n’avez-vous pas le sentiment de devenir plus consistant ? La Catherine ou la Ginette, le Bernard ou le Frédéric ne sont pas n’importe quel Catherine, Ginette, Bernard ou Frédéric de la surface du globe : ce sont ceux et celles que vous connaissez, les vrais, les bons (ou les mauvais si vous ne pouvez pas les blairer); dans tous les cas, ils ont du coffre, définis par leur article comme s’ils étaient montrés par un doigt tendu. Les Gaumais ont-ils beaucoup de personnalité parce que la grammaire les personnalise ? Voilà une piste pour les chercheurs qui voudraient se pencher sur l’âme de la région !
Août
Un mois d’été qui ne devrait amener que chaleur et douceur de vivre. Pourtant, en Gaume, le 22 août 1914, Français et Allemands s’étripèrent avec férocité et de nombreux villages firent les frais de la fureur belliqueuse des Teutons. Des milliers de morts, des villages en flammes; la Première Guerre mondiale a laissé ici des traces aujourd’hui silencieuses; çà et là, au bord des routes, des centaines de soldats reposent dans des cimetières militaires et des monuments rappellent qu’un certain 22 août, après une nuit d’orage, sur une terre prise dans le brouillard, compagnies françaises et bataillons allemands s’armèrent de cruauté pour mieux se détruire; des dizaines de petites croix blanches demeurent, près d’un siècle plus tard, tendues vers le ciel et elles crient en silence : «Pourquoi, pourquoi ?»
Dictée
Le maître d’école demanda aux enfants de prendre leur cahier et leur stylo. Il s’éclaircit la voix et prononça le mot tant redouté des potaches : «Dictée». Dans la classe, chacun se prépara et le maître commença :
«En sortant du pèle, le Joseph se tord une douille.
— Vara ! braille-t-il. Juliette, plutôt que de canler avec le chat, ne pourrais-tu pas conduire la gaïe au paquis ? T’es une vraie tchafète !
— Qué chaugna ! répond la femme. C’est facile de me déranger pendant que je fais ma trempinète. Tu sais que je suis toute dône quand tu me saisis ainsi dès petit matin !
— Arrête avec tes flauves ! rétorque le Joseph. C’est pas la peine de pîler ainsi.»
Le petit Frank leva un doigt timide et demanda :
— C’est du français, Monsieur ?
Un long éclat de rire secoua la classe et même le maître eut un léger sourire. Il s’approcha du nouvel élève et lui dit :
— Mon petit pouillan, il faudra t’y faire. Ici, tu n’es plus à Bruxelles. En Gaume, les mots résonnent comme des tartèles avant Pâques. Pas la peine d’être achauré. Si tu ne brichenaudes pas, en quelques semaines, tu comprendras tout ce qui se dit ici !
Lacuisine-sur-mer
L’eau de la mer est délicieusement tiède. Au-dessus de la Gaume, le ciel est plus bleu que jamais.
— Ils sont bons, tes abricots, Claudio.
— Je trouve aussi, Franky. Ils viennent de notre verger de Signeulx. Et les olives promettent aussi d’être fameuses. Vraiment, cette année 2050 gâte les gourmands !
Ils ont pris à Houdrigny le petit train solaire qui les a emmenés à Lacuisine-sur-mer, station balnéaire où toute la Gaume en vacances semble s’être donné rendez-vous. Devant eux, la mer d’Ardenne a de petites vagues coquines. Au loin, on aperçoit les îlots où des visiteurs viennent admirer les rarissimes épicéas qui vivent encore malgré la chaleur et que l’on fait végéter à grand renfort de subsides européens. A gauche, c’est la falaise, cette fameuse falaise de Florenville où tant de touristes attirés par l’air du large viennent admirer les voiliers poussés par le vent du sud.
La petite Evelyne est fatiguée de construire des châteaux que la mer va bientôt réduire en sable. Elle se tourne vers la grand-mère :
— Mamy Alberte, tu me racontes comment c’était avant, quand on pouvait encore rouler en voiture ?
Pour la énième fois, la grand-mère parle de cette époque qui semble déjà si lointaine où l’Atomium n’était pas encore enfoui sous des dizaines de mètres d’eau. Elle dit les noms de cités englouties qui la font rêver : Liège, Namur, Gand… Et elle termine avec la phrase rituelle, que ne comprend pas la gamine :
Ah, tout cela, c’était au temps où le Roi n’habitait pas encore à Virton.
Vantardises
Vantards, les Gaumais ? Pas plus que le Provençaux ! Disons qu’ils ont plutôt une façon bien à eux de toujours sauver la face. L’anecdote suivante résume bien cette manière de voir les choses. Elle est authentique et se passe à Sainte-Marie-sur-Semois il y a déjà pas mal de décennies.
L’Albin et sa femme ont des problèmes avec un voisin fermier pour des questions de chiens, de clôtures et de fumier. Pressé d’aller demander raison à ce voisin grand, fort et sûr de lui, l’Albin s’y rend un beau matin, reste absent une petite heure et , en rentrant, lance à sa femme qui l’interroge du regard :
— Djè n’a rin dit, mais djè n’mâm tâ ! («Je n’ai rien dit, mais je ne me suis pas tu.»)
extraits de La Gaume sentimentale, Frank Andriat et Claude Raucy, © Bernard Gilson éditeur, 2007.