Le plaisir de danser

Memor, Bruxelles, 1995.
Avec des illustrations d’Evelyne Crismer.

Dans l’œuvre déjà abondante de Frank Andriat, il convient sans conteste d’accorder à ce nouveau recueil de nouvelles une place privilégiée. Les dix-neuf récits qui le composent ont un ton, un dimension littéraire qui séduisent d’emblée le lecteur et lui révèlent l’âme même des personnages auxquels l’écrivain confère une vie authentique.
Face aux vertus d’un style qui garde de bout en bout une manière de maîtrise, ce qui paraît n’être qu’une banale péripétie de la vie quotidienne se transfigure sous les yeux du lecteur en un événement insolite. Pour que s’accomplisse cette métamorphose que l’auteur a amenée avec une singulière habileté, il faut parfois attendre la dernière phrase du récit.
À la faveur des bonheurs d’écriture et des ressources d’une imagination peu commune, Frank Andriat s’avère être un auteur de nouvelles d’une originalité indéniable.

Albert AYGUESPARSE, 4ème de couverture

 

La chanson des sables

Il t’a dit, Jamila, que tes yeux avaient la couleur du désert, qu’on s’y perdait sans fin comme dans un conte berbère, qu’on y trouvait le goût de la menthe et du thé, mais toi, tu n’en sais rien. Jamila, tu n’es plus de là-bas et peut-être te ment-il. Ton pays est un rêve tendre, un rêve jaune, un rêve sans horizon tellement il est rêve. Ton pays est une source où tu puises le soleil parce qu’ici, il fait froid, comme dans un coeur sans amour, parce qu’ici, ta vie est une nuit sans lune. Ton pays est un chant, une longue melopée, triste et joyeuse, douce et dure, rauque et rude. Ton pays, Jamila, s’ouvre derrière tes yeux quand tu les fermes aux rues grises, aux tourbillons de bruine et aux pluies trop fréquentes qu’on ne connaît pas là-bas.
Jamila, il t’a dit que, lorsque tu marchais, tu ressemblais au vent, que tu avais des airs de liberté immense, que, dans ton port altier, on devine la princesse, de celles qui courent au large, sur des océans de sable blanc et brûlant. Tu ne l’as pas cru. Comment pourrais-tu être l’image qu’il a de toi ? Tu es la cinquième fille d’une famille pauvre vivant dans un trois-pièces aux murs déteints et froids. Comment pourrais-tu être une fable dans un pays qui n’a pas ta mémoire, dans un pays où ton père n’est pas roi, mais simple manoeuvre d’une usine d’assemblage de voitures ? Comment pourrais-tu être toi, ici, où même les lois ne t’entendent pas ?
Il t’a dit que tu étais l’amour, que, lorsqu’il te voyait, il oubliait l’aurore, que ton corps-oasis était son arc-en-ciel, que tes lèvres brûlantes avaient la saveur de la figue, que tes formes ondoyantes étaient celles des mirages et toi, Jamila, tu as souri parce que le sucre de ses mots t’adoucissait la vie, que l’ouate de ses paroles te faisait oublier les quolibets racistes qui t’agressent dans la ville, les inscriptions ignobles qui te traitent de putain ou celles qui t’invitent à retourner chez toi.
Mais où est ma demeure ? lui as-tu demandé. Mais où est mon royaume ? Tu me vois rose des sables et je me sens fanée. Tu me vois soleil blanc et je me sens éclipse. Tu me vois souffle du vent et je me sens brisée. Jamila, t’a-t-il dit, ton royaume est unique. Tu es la source des saisons de ta vie, la source des humeurs de tes jours. Tu es libre comme un chemin de sable, vive comme tes cheveux couleur nuit qui claquent contre le ciel bleu quand le vent les malmène. Tu es la mare qui épuise son miroir pour abreuver les nomades en quête d’eau. Ta demeure est partout où tu as foi en toi, ta demeure est partout où tu rends grâces à la vie.
Il t’a dit, Jamila, que ton sourire était un collier d’argent, comme en portent les femmes de là-bas, que ta démarche était un envol d’oiseau des dunes, que ton pas était une migration vers les puits qui nourrissent et que ta main couverte de bagues était une carte des sources de l’amour. Est-ce à moi que tu parles ? lui as-tu demandé. Est-ce à moi qui pleure ma différence, qui soupire d’exil, à moi que tu déclares tout ça ? Il y avait une larme sèche dans ta voix, comme un caillou qui aurait sauté de ton coeur dans ta gorge.
Il t’a dit que ta peau était une caresse pour les yeux, que ta voix, Jamila, était cette musique à peine audible qu’on entend quelquefois dans le creux de la nuit, au milieu du désert, créée par les étoiles, cette musique qui respire, plus silencieuse que le silence, plus blanche que le blanc, plus vierge que la virginité, cette musique qui est l’essence, le secret. Tu as ri, toi qui as la voix cassée par le climat d’ici, toi que le froid a enrouée pour toujours, toi dont la pluie a fait couler tout le khôl des paupières. Tu as ri parce que le goût de cannelle de l’amour, tu ne le connais pas, parce que tout cet espace qu’il te décrit comme un poème, tu ne peux croire que c’est le tien, parce que tu voudrais mourir si tu ne riais pas.
Il t’a dit, Jamila, que, lorsqu’elle tombe au Sahara, la nuit est comme un couronnement, qu’on dirait une main impériale qui s’abat sur le monde et tu l’as écouté parce que les nuits d’ici sont fausses, toujours habitées par les lumières de la ville. Il t’a dit que, là-bas, les hommes prennent le temps de s’asseoir et d’écouter germer la vie, que les femmes enveloppées dans des chemins de coton nourrissent les enfants de silences et de rires, que les vieux sont aimés pour la magie sage de leurs phrases, pour leurs bouquets d’expériences savoureuses et tu l’as écouté, Jamila, parce qu’ici, les familles n’existent plus, que ton père est seul avec son devoir de vous faire vivre, que ta mère est seule dans la maison fermée par tant de jours de pluie, que tes frères et tes soeurs se cherchent comme toi, que tes grands-parents sont là-bas, gardiens de vos racines, à se demander si vous reviendrez un jour, que tes oncles et tes tantes, tes cousins, tes cousines se sont éparpillés partout, en quête d’illusions, de pays de Cocagne, d’Eldorados trompeurs. Il t’a dit, Jamila, que ta richesse est en toi, même si tu ne le sais pas.
Toi, tu es née ici, un jour de brume, dans une chambre blanche. Ta mère t’a serrée contre son ventre et t’a parlé du soleil, du sable et de la terre parcimonieuse. Il y avait des palmiers dans ses yeux et des chevaux sauvages dans sa voix. Elle t’a décrit les montagnes rouges quand le soleil craque sur leur roc ses dernières allumettes, la toile de tente tendue qui claque dans l’air du soir, l’odeur des bêtes et des hommes fourbus. Tu ne comprenais pas. Tu regardais la chambre anonyme, les lampes trop claires, les infirmières pressées. Tu avais peur de cet espace clos qui était ta première vision du monde, de ces senteurs désinfectées qui te blessaient le nez, de cette mère aussi, ta mère, Jamila, qui te parlait d’un lieu, d’un temps où elle ne se trouvait pas.
Il t’a dit, Jamila, mille mots encore que tu as aimé entendre, mille phrases qui t’ont permis d’avoir moins peur, mille et un contes de fées, maisons creusées dans la montagne, ruelles bleues des villes dans la nuit fatiguée, prunelles sombres des femmes voilées et peau tannée des hommes en chéchia. Il t’a même parlé de cette vieille au visage si ridé qu’on y découvrait les routes du destin, de ce lieu où le soleil ne pénètre pas et où, pourtant, il fait tout clair, de ce petit berbère au coeur si grand qu’on aurait pu y déposer le monde. Mais il a ajouté que de tout ça, le plus beau, c’était toi, Jamila, source ocre et limpide, Jamila, joie jolie, Jamila simplement. Et il t’a demandé de te reconnaître toi : que tu saches seulement que, même dans la ville grise, que, même lorsqu’on te parle avec des pierres et que l’on te poignarde d’insultes, il y a toi, Jamila, toi, fille du désert, toi, fille de l’amour, toi, fille du soleil, du vent, des oasis, toi que l’on envie parce que tu es autre, fière, parce qu’il suffit de te jeter un regard pour comprendre que tu as le goût ensorceleur de la datte mûre qui perdure dans la bouche et dont on ne guérit pas.

La chanson des sables a été primée au 17ème Concours mondial de la Meilleure Nouvelle de Langue Française (RFI – ACCT) et a été publiée dans l’anthologie Les travaux d’Ariane (Éditions Sépia, 1994)
repris dans Le plaisir de danser, Éditions Memor, 1995,
et dans Schaerbeek sur la pointe des pieds, © Éditions Memor, 1998.


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