Tabou

Labor, Bruxelles, 2003.
Réédition chez Mijade, Namur, 2008
Couronné par un Isidor en 2006.
Prix Coup de cœur des Lycéens de la Ville de Gujan-Mestras en 2009.
Réédition chez Reclam (Allemagne), Fremdsprachentexte, n°14125, 2022.

Le sujet

Loïc est mort. Loïc s’est suicidé parce qu’il n’acceptait pas son homosexualité. Dans sa classe, c’est la consternation. Personne ne se doutait de rien. Sauf Philippe à qui Loïc a parlé quelques jours avant de se pendre, à qui Loïc a fait promettre de ne pas dévoiler son secret.

Tabou. Il y a des sujets qu’on hésite à aborder. Parce que c’est plus facile. Plus lâche aussi, mais ça, on préfère l’oublier. Tabou. Philippe est complètement désemparé et, s’il n’y avait Elsa, il ne trouverait personne à qui se confier, à qui dire sa peine, à qui révéler pourquoi la mort de Loïc le fait tellement souffrir.

Quand on est différent, c’est difficile, mais c’est aussi tellement riche. Tabou. Loïc s’est tu et il est mort. Aurait-il pu apprendre à tendre la main vers les autres, aurait-il pu apprendre à s’aimer ?

Ce roman à trois voix est utilisé dans les classes à partir de la 3ème secondaire (4ème en France).

Philippe et mon oncle André se sont rencontrés chez moi, mercredi après-midi.   Philippe était nerveux, mais la gentillesse d’André l’a rapidement mis à l’aise.   Mes parents n’étaient pas là et nous nous sommes tranquillement installés dans le salon.   Nous avons d’abord parlé de tout et de rien, mais Philippe demeurait crispé dans son fauteuil, jouant avec ses doigts, ne pouvant pas demeurer en place.   Après un quart d’heure, André a marqué un instant de silence et a dit :

— Elsa m’a parlé de toi, Philippe.   Elle a fait allusion aux difficultés que tu vis en ce moment.

Philippe a rougi.   J’ai failli regretter d’avoir provoqué cette rencontre; il avait vraiment l’air d’aller mal.   Mais oncle André est psychologue, il a fait semblant de rien et a attendu que Philippe se calme.

— Tu sais, a-t-il dit doucement, il n’y a pas de mal à te sentir bouleversé.   Je suis passé par là, je sais ce que c’est.

— Et vous vous en êtes sorti ? a soudain demandé Philippe.   Vous arrivez à être heureux ?

— Je me sens en tout cas heureux de mes choix et je crois que je vis de manière assez équilibrée, a calmement répondu oncle André.

Philippe nous a observés l’un et l’autre, tour à tour.

— Évidemment, vous, votre famille vous comprenait, acceptait votre différence…

Mon oncle a éclaté d’un bon rire franc.

— Excuse-moi, Philippe !   Je ne me moque pas de toi ! Si tu savais ce que j’ai pu en baver !   À l’époque, l’homosexualité était encore moins bien considérée qu’actuellement et, pour les grands-parents d’Elsa, découvrir que leur fils avait choisi ce camp-là était la pire de toutes les hontes.   Ils ont souffert autant que moi !    Pour d’autres raisons, bien entendu.   Lors d’une dispute à mon propos, j’ai entendu mon père dire à ma mère qu’il aurait préféré mourir à la guerre plutôt que de donner naissance à un être comme moi.   Tu imagines le bonheur ?!

— Et vous avez fait comment pour en sortir ?

— J’ai ramé.   Je suis passé par tous les états, Philippe.    Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait et, surtout, je ne l’acceptais pas.   Mes parents m’ont rejeté d’abord.   Ensuite, ils ont décidé de me guérir de ce qu’ils appelaient ma «maladie».   Ma mère m’a emmené consulter plusieurs spécialistes, des psychologues, des psychiatres.   Je n’en pouvais plus.   J’ai craqué.   J’ai cessé étudier correctement, j’ai séché les cours et la situation s’est encore aggravée.   Elsa m’a parlé de votre ami Loïc et, honnêtement, je t’avoue que j’ai aussi songé à en finir.   Je n’en serais sans doute pas sorti sans l’aide d’une des psychologues chez qui ma mère m’a conduit.   La première à m’écouter, à ne pas parler de me guérir, à être simplement là sans me juger; tu ne peux pas t’imaginer le bien que ça m’a fait !   Elle ne me demandait pas de changer, elle m’aidait à être moi, à m’accepter et à m’assumer dans ma différence.

— Ça existe des gens comme ça ?

— Plus que tu ne le crois, Philippe.   Prendre conscience que je n’avais pas à me sentir coupable d’être homosexuel a été une révélation : ce n’était pas une maladie honteuse comme mes parents le croyaient.   Ce n’était même pas un choix que j’avais fait consciemment; c’était un fait que je ne maîtrisais pas, comme être blond ou avoir les yeux bruns.   Il fallait que je l’accepte et que j’apprenne à vivre avec lui, même si, dans le monde des autres, j’étais définitivement minoritaire.

Au fur et à mesure de la conversation, je remarquais que Philippe se détendait.   Il se laissait aller dans le fauteuil et, à un moment, il a même réussi à sourire.   Ils ont parlé longtemps encore, visiblement étrangers à ma présence.   À un moment, j’ai toussoté, leur ai dit qu’il vaudrait peut-être mieux que je les laisse seuls mais, à l’instant où je me levais discrètement pour quitter la pièce, Philippe m’a retenue par la main en murmurant:

— Reste, Elsa, reste.   Sans toi, je n’en serais pas là, sans toi, je serais dans le noir.   Tu es un cadeau dans ma vie, Elsa, un véritable cadeau.   Je t’aime.

Tabou,   pp. 75-78

©   Éditions Labor , 2003

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